De l’art de prendre soin des arbres

En ces temps où la sylviculture est parfois assimilée à un crime, Mathias Bonneau, dans un récit initiatique magnifique, nous invite à un séjour en forêt avec lui et sa tronçonneuse. Ce récit d’un fils mais aussi d’un garçon qui, l’air de rien, interroge le rapport qu’il entretient à son corps est un premier roman en forme d’autoportrait d’un travailleur du bois et un hommage discret au peuple des forêts.

Mathias Bonneau | Bûcheron. Seuil, 272 p., 21 €

C’est peut-être parce que tant de contes ont pour théâtre la forêt, ce lieu aussi fascinant qu’inquiétant, que Bûcheron de Mathias Bonneau tranche. Le narrateur se débarrasse vite de cet imaginaire fantastique de l’enfance pour rendre compte d’un métier, celui de ces hommes qui, à l’aube, quand l’air pique encore, quittent la grande route, empruntent un chemin forestier jusqu’à un fond de basse, puis à pied s’avancent pour récolter une matière première qui habite nos vies rurales et urbaines : le bois.

Si la mine ou l’usine ont fait l’objet de romans, rares sont ceux qui portent attention aux bûcherons. Reconnaissons qu’en dehors de rares initiés, la représentation qu’on en a est souvent grossière, entre fantasme et mépris : celle de l’homme des bois canadien, solitaire, rustre, barbu, bien charpenté, vêtu d’une grosse chemise à carreaux, brutal et peu soucieux de son environnement. Le bûcheron ne jouit pas du respect qu’on porte au mineur, de la gratitude qu’on a pour l’agriculteur, de la solidarité qu’on a pour l’OS automobile ou encore de l’admiration qu’on a pour le pêcheur… Lui, personne ne le regarde jamais : on l’évite même lorsqu’on entend le boucan du moteur de sa tronçonneuse au loin lors d’une promenade sur un sentier de randonnée. Plutôt que de déconstruire ce portrait imaginaire, Mathias Bonneau « devient bûcheron » et c’est à cette entrée dans le métier qu’il convie le lecteur page après page. L’intelligence du romancier est de ne pas brusquer ce cheminement : il parvient au fil des semaines et des saisons à nous faire partager plus qu’une expérience, une forme d’existence.

Enfant, dans le Tarn forestier, il a vu son grand-père et son père manier la tronçonneuse, mais ils l’ont tenu à distance : ce n’est pas pour les enfants. Il se souvient seulement de cette odeur si particulière de l’essence de la machine et de la résine des conifères. Mathias a quitté la forêt, il a fait des études d’architecture, mais, très vite, il a voulu revoir grandir les arbres. Mais il n’a pu leur résister, il a compris qu’il n’y connaissait pas grand-chose, que bûcheron ce n’est pas une activité du dimanche, que la coupe n’est que l’ultime étape d’un processus. La grande réussite de Bûcheron est de nous faire vivre, de l’automne à l’été caniculaire, cette relation singulière, quasi sensuelle, à ce lieu, à ses habitants, qu’ils soient minuscules ou immenses, qu’on les piétine si on n’y prête attention ou qu’on admire leur majesté. Le travailleur du bois et l’écrivain se rejoignent : il faut d’abord passer par la description, identifier ce que l’on a sous les yeux, trouver les mots, marquer ceux que l’on trouve remarquables – qu’ils soient désormais trop vieux ou que les scolytes les aient attaqués – et qui vont constituer les protagonistes. C’est aussi cette superposition de l’écrivain et du bûcheron qui est très convaincante, et l’on ne peut s’empêcher de penser à l’extraordinaire récit anonyme La scierie (Héros-Limite, 2013), dans ce souci d’écrire le travail et de peindre les corps, le sien et ceux des autres.

Mathias Bonneau , Bûcheron
Deux hommes abattant un gommier (Australie, XIXᵉ siècle) © CC0/WikiCommons

Car Mathias dans ce retour en forêt n’est pas seul, il y a les autres hommes. Ceux, plus vieux, qui portent des prothèses à force de soumettre leurs corps à ce travail si physique bien que mécanisé, où chacun des membres est soumis à une grande tension – la chaine de la machine emporte des doigts dans sa folle rotation. Il y a les plus jeunes avec qui il transpire, avec qui il éprouve des émotions, partage une inquiétude aussi, avec qui il apprend ce métier de l’attention (arpenter le bois pour repérer comme un chasseur le gibier, repérer les beaux arbres aux gros cubages) et de la tension (abattre l’arbre). Ajuster chacun de ses gestes à chaque arbre et à son environnement : il faut ne pas rater la première entaille, placer ou non des coins, « bien viser » pour faire tomber la grume au bon endroit : là où, en tombant, elle n’abimera pas d’autres arbres plus petits, là où le débardeur pourra venir la récolter. Il faut surtout, et Mathias Bonneau l’écrit magnifiquement, aspirer à la perfection, à entrer dans le clan des « bons bûcherons » dont on reconnaît encore, plusieurs années après la coupe, la signature en observant la souche qui demeure. « Les bûcherons qui m’inspirent sont productifs, adroits, charismatiques. Leurs souches sont impeccables. Ils évoluent dans des forêts magnifiques. Les arbres qu’ils abattent tombent là où ils l’annoncent. Ils ont des mouvements efficaces, nets, ils ne courent pas, ne s’énervent pas. Ils parlent du bois avec noblesse et leurs gestes portent de grandes valeurs. »

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Parler du bois, c’est bien à cette tâche que Mathias Bonneau s’emploie. Et il n’est rien de plus difficile car Bûcheron n’est pas un roman pour celles et ceux qui rêvent de forêts qui n’existent pas ; les forêts du Tarn qu’il décrit sont bien là, on peut les repérer sur la carte, on peut, à condition de ne pas sous-estimer la dangerosité du lieu, s’y aventurer. Mais il parvient non seulement à nous faire partager son art d’abattre un arbre mais aussi à nous faire comprendre, tout en douceur, que le bûcheron développe une esthétique de l’existence. Qu’il gèle ou que la chaleur soit insupportable, que les arbres soient malades ou qu’ils resplendissent, il est là dans le grand silence, dans une grande solitude aussi. L’auteur dévoile, avec pudeur, sans chercher à « faire littérature », ce dedans. 

Bûcheron est habité par une belle générosité, qui impose au lecteur de le recevoir avec la même réserve, la même humilité. « En été, quand je fends ces gros troncs torturés, j’entrevois les années qu’ils racontent. Je me casse le dos à manipuler sous ma fendeuse les masses d’histoire brute, imprimées dans les fibres entremêlées, parfois pourries. Et elles se décollent de manière inattendue en grinçant sous les tonnes de pression libérant la vie des cernes passés. » Car, de même que la mer est histoire, la forêt est archives : chacun des arbres porte en lui les temps passés, ceux des sécheresses ou des froidures oubliées, la mitraille des guerres, les frottements compulsifs des cervidés et tant d’autres événements qu’on ignore et qui soudain sautent aux yeux du bûcheron. Là encore, Mathias Bonneau n’en fait pas trop, il entrouvre la liasse d’archives mais à nous lecteurs de la déplier. On n’y trouvera nul trésor, seulement, peut-être, une boite de conserve rouillée de sardines à l’huile ou le cadavre d’une canette de bière, abandonnés là par un de ces hommes des bois.

Mais le récit n’est pas tourné vers le passé, celui du bûcheron qui, indique l’auteur sans dramatiser, est en voie de disparition. Il annonce le paysage que ceux d’aujourd’hui dessinent et qu’eux et nous ne verrons jamais : ils plantent des arbres, libèrent des espaces où s’élèveront des arbres de vingt-cinq mètres qui boucheront l’horizon, reconfigureront la vallée, mais préserveront l’esprit de la vallée. Ce récit d’initiation est en effet nourri par une croyance, une très belle croyance, celle de la confiance dans l’avenir des arbres ; toujours ils nous abriteront et nous protègeront, aussi faut-il en prendre soin.