Langue climatique

Dans son bref roman Si les forêts nous quittent, l’écrivain suisse Francesco Micieli cherche à inventer une langue pour dire notre désarroi face au réchauffement climatique. Et peut-être ainsi le dépasser, nous renvoyant à une forme d’harmonie avec la nature.

Francesco Micieli | Si les forêts nous quittent. Trad. de l’allemand par Christian Viredaz. Hélice Hélas, 96 p., 14 €

À l’ombre de l’arbre d’un café, dans une ville suisse, des jeunes se sont regroupés. Ce qui les rassemble ? L’angoisse de vivre sur une planète dont l’existence est menacée par le réchauffement climatique. « J’étais comme quelqu’un de seul, la nuit, dans la forêt. J’avançais, mais je ne savais pas au juste vers où et pourquoi. Ma seule certitude était l’angoisse », clame Anina. Le récit fait alterner les prises de parole de ces jeunes. Celles-ci se répondent mais chacun a ses propres mots pour dire cette peur profonde. « Nous avions déjà tout abandonné – ne voulions pas d’enfants plus tard, car le monde serait détruit – pas de place pour nous. Les messages que nous sprayions sur les murs étaient des adieux », dit Saïd.

Mais une rencontre va les bouleverser, celle avec la prophétesse Ginkgo, qui « avait surgi du néant, comme un ange envoyé pour [les] réveiller ». Une rencontre fugace car la mystérieuse Ginkgo a disparu, laissant ces jeunes désemparés. La crise climatique, la violence du monde, l’absence d’alternative : leur désarroi s’incarne page après pages Mais en parallèle, ils se souviennent des mots de Gingko, comme une lumière qui les guide dans l’obscurité du monde : « nous sommes toujours dans la forêt. Nous sommes dans cette forêt rêvée, souhaitée et embrassée avec tant de joie, là où avec toi nous avons cherché le rêve perdu ». Le texte oscille entre le désenchantement et un besoin féroce d’espoir. 

Francesco Micieli | Si les forêts nous quittent.
« Dans la forêt », Emmenegger Waldinneres (1933) © CC0/WikiCommons

Mais comment dire cette nouvelle réalité ? Notre langue est-elle apte à le faire ? Celle dont nous usons au quotidien se vide peu à peu de sa substance. « La nouvelle est tombée que le gaz et l’atome allaient être déclarés énergies vertes. La langue nous avait maintenant complètement dupés. Il n’y avait plus moyen d’avoir confiance. La langue s’associait au pouvoir et nous humains courions à notre fin. » Si la langue, ainsi violentée, finit par trahir, quels mots utiliser alors ? Car ceux qui permettraient de dire cette nouvelle réalité n’existent pas : « à ce jour, notre langue ne connaît même pas de nom pour désigner ne fût-ce qu’approximativement le processus opposé à la production, le retour des choses produites à leur matériau originel ».

La solution est alors de la réinventer, ou d’en inventer une nouvelle, pour tenter de dire ce nouveau réel. C’est ce que font ces jeunes : « non idéologiser, mais poétiser », comme une tentative de se « réconcilier avec le réel et avec les gens ». C’est la prouesse de Francesco Micieli dans Si les forêts nous quittent : trouver une langue poétique et contemporaine pour donner forme à la colère mais y adjoindre aussi un peu d’espoir face à l’incertitude de l’avenir. Le récit se déploie comme une ode en vers libres, une ode à la nature et à sa préservation, non théorique mais profondément littéraire.

Car la langue et la nature sont-elles réellement séparables ? Elles sont liées par essence, dans un mouvement perpétuel d’échange et une forme d’harmonie. En témoigne ce poème de la poétesse russe Marina Tsvetaïeva, mis en exergue du roman : « Tant que tu es poète, tu ne risques pas de te perdre dans les forces de la Nature, car sans cesse elles te ramènent dans l’élément des éléments : la parole. Tant que tu es poète, les forces de la Nature ne vont pas te perdre, car il n’y a pas là perte, mais retour en son sein. Se couper des forces de la nature est la perte du poète. Il vaudrait mieux alors pour lui se couper les veines. » Alors, poétisons !