La quête de justice de Manuel Quintín Lame

D’une pensée qui n’obéit pas aux règles que l’on suit sans plus y penser, on cherche la désobéissance qui lui rendrait justice. Les pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes retrace la quête de justice de son auteur, Manuel Quintín Lame, qui a cherché devant les tribunaux, dans les prisons, le combat, l’écriture, l’organisation collective, la philosophie et sa dérision, un cheminement singulier pour agir justement.

Manuel Quintín Lame | Les pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes. Trad. de l’espagnol et présenté par Philippe Colin et Cristina Moreno. Wildproject, coll. « Le monde qui vient », 192 p., 20 €
Photo de Manuel Quintín Lame
Manuel Quitin Lame © Droits réservés

Né en 1880 à Popayán, dans le sud-ouest de la Colombie, Manuel Quintín Lame est le descendant d’une famille de métayers nasas, opprimée à la fois, comme beaucoup d’autochtones, par la grande bourgeoisie latifundiaire et l’État colombien. Un hasard biographique va lui permettre de sortir de la claustration dans laquelle est maintenue l’immense majorité de ses proches : engagé aux côtés des conservateurs dans la guerre des Mille Jours (1899-1902), il voyage dans d’autres régions de Colombie comme soldat. Revenu chez lui, il commence à s’opposer au système du terraje, qui contraint les indigènes à travailler en contrepartie du droit d’habiter les terres qui leur sont octroyées. 

Dans les années 1910, il prend la tête d’une insurrection armée dans le département de Tolima, avant d’être arrêté et incarcéré. À sa libération, il mène, à partir de 1922, le mouvement lamiste plus au sud, dans les environs de Popayán – où un mouvement de guérilla appelé le Movimiento Armado Quintín Lame a été créé en 1984, dix-sept ans après la mort de Quintín Lame. Le texte des Pensées est dicté par Lame en 1939, dans ce contexte d’insurrection politique contre les forces répressives d’État, particulièrement brutales à l’endroit des autochtones révoltés. Le texte n’a été divulgué en espagnol qu’en 1971, de manière posthume, même si sa mémoire s’était transmise oralement dans les communautés autochtones. 

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Le livre reprend constamment le binarisme hérité de la colonisation pour en inverser les valeurs, en l’inscrivant dans une pensée territorialisée, où le savoir est d’abord dans la terre que l’on habite.

Les pensées de l’Indien… sont d’abord une aventure littéraire qui déborde largement le seul contexte d’écriture, tant Lame construit un texte déroutant tout repère. Les références, leur statut, leur sérieux : c’est la théologie, l’histoire, le droit, la géographie, la politique, qui se font en se défaisant. Les stratégies, leurs objectifs, leurs effets : c’est rire des mots des Blancs en les dominant par l’inversion, la caricature, la mise en doute jusqu’à l’infini. Quintín Lame tord l’oppression par les mots et les idées qu’il porte au cœur d’un combat à mener ailleurs, dans les forêts et les vallées colombiennes.

Les forêts colombiennes ne sont pas une métaphore mais, d’après les élites blanches, le lieu de la sauvagerie – mieux rendu par le selva espagnol – par opposition aux vallées civilisées. La forêt contre la ville, les montagnes contre les vallées, les Blancs contre les Indiens : le livre reprend constamment le binarisme hérité de la colonisation pour en inverser les valeurs, en l’inscrivant dans une pensée territorialisée, où le savoir est d’abord dans la terre que l’on habite. La disqualification de l’ordre blanc est ainsi fondamentale dans le discours ; le texte en train de se faire dans son territoire renvoyant les élites blanches à leur ignorance, leur méconnaissance d’eux-mêmes et de toute chose. Malgré les nombreux accents mystiques et religieux du texte, c’est moins la spiritualité que le savoir qui dévoile l’imposture coloniale. 

D’où l’importance accordée par Quintín Lame aux savoirs de ceux qui ne se sont pas éduqués dans les forêts colombiennes mais dans les riches universités d’Europe, en premier lieu le savoir juridique. L’auteur ne cesse de montrer sa maîtrise technique du droit pour mieux moquer l’oppression qu’il subit, notamment dans les tribunaux : ceux qui le harcèlent, le torturent et l’emprisonnent sont en définitive injustes jusqu’à l’égard de leurs propres codes, qu’ils ne cessent de trahir. La force critique est double, comme ces Blancs doublement menteurs puisque leur droit est inique et qu’en outre ils ne le respectent pas. Cette idée, aujourd’hui banalisée, est alors particulièrement puissante alors que la supériorité des Blancs s’affirme encore avec l’autorité des sciences raciales, dont Quintín Lame se moque en affirmant plusieurs fois la supériorité de ceux qui ont le sang purement indien – idées de pureté du sang toujours étranges à lire malgré tout.

Quitin Lame pour Couverture de "Les pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes"
Mariage de Manuel Quintín Lame ©CC BY-SA 4.0/Wikimedia Commons/ Ibamacaima

Une certaine pédanterie irrigue ainsi le texte, du fait de cette bataille avec et dans les mots et les idées. Celle-ci permet d’intégrer la période coloniale comme un déjà-là irréductible de la lutte autochtone, qui s’inscrit dans une vision de l’histoire et du temps extrêmement fine qu’on saisit avec une remarquable précision grâce aux notes des éditeurs et traducteurs. Les pensées s’élaborent dans un temps spiralaire, inspiré par les grammaires et cosmogonies nasas ou misaks, pour placer le passé devant nous contre « le temps de l’histoire linéaire, ce temps successif qui s’épuise dans le présent, est un temps mutilé, et que des trajets issus d’autres temporalités, dès lors qu’ils retrouvent leur territorialité fondamentale, peuvent non seulement se mettre à parler, mais contribuer à remettre “la parole en marche” » (Philippe Colin et Cristina Moreno). Dans une telle temporalité, 1492, Christophe Colomb, Las Casas, l’hérédité glorifiée de Lame ainsi que sa propre vie s’interpénètrent et se croisent « car ni les choses passées ne passent, ni les choses futures n’adviennent ».

L’inscription de la lutte dans un temps non linéaire est l’un des traits saisissants de ce livre et une proposition politique forte, dont les nombreuses traces se retrouvent aujourd’hui dans les mouvements dits indigénistes et, de plus en plus, dans diverses pensées écologiques – comment accepter l’irréductibilité de la destruction sans haïr le monde ou courir blasé vers sa fin ? Une forme précoce d’indigénisme – au sens que lui donnent les Autochtones d’Amérique – peut être également observée dans la façon dont Manuel Quintín Lame convoque des références d’autres langues et des pensées autochtones : la symbolique du Condor, la notion aymara de pachakuti (révolution cosmique et rénovation du monde) sont mêlées dans ce qu’il faut bien qualifier de syncrétisme, avec de nombreuses références chrétiennes et bibliques.

On pourrait trouver bien d’autres manières d’aborder ce livre, qui, par exemple, contient ces mots, écrits dix ans après le célèbre poème d’Éluard : « La terre est ronde comme une orange »Nul doute que l’un de ses premiers mérites est de nous mettre devant notre passé, situation devenue incompréhensible dans un monde où le temps s’épuise – comme les forêts de Colombie, qui ne cessent de brûler, au détriment, d’abord, des populations autochtones qui continuent de les habiter. Manuel Quintín Lame écrit en 1939, c’est demain.