Dans Le cours secret du monde, Hugues Jallon procède à un montage singulier. De courtes biographies d’ésotéristes, d’ingénieurs farfelus, de philosophes-espions ou de gourous de la réussite individuelle se succèdent, entrecoupées de dialogues entre anonymes et de courtes irruptions de l’auteur, comme pour mieux contempler une question essentielle : et si tout le capitalisme, depuis sa naissance, n’était qu’un gigantesque délit d’Initiés ?
L’initiation : tel était d’ailleurs le maître mot de Gurdjieff, personnalité fascinante s’il en est, dont on ne connaît pas très bien la première partie de la vie – il aurait été le fils d’un dignitaire religieux, il serait né en Arménie, il aurait survécu en vendant des moineaux, les faisant passer pour des oiseaux chers et exotiques – jusqu’à son arrivée à Paris où il parviendra à convaincre des personnages aussi divers que Katherine Mansfield, René Daumal et Louis Pauwels de se placer sous sa coupe.
Si Jallon nous dit qu’« il n’y a pas de début à cette histoire », elle finit pourtant bien par commencer, derrière l’ombre du très séducteur Gurdjieff, gourou archétypal ; elle finit bien par commencer avec un chapitre dont les derniers mots ou presque sont confiés à René Daumal, « l’Occident individualiste-dualiste-libre-arbitriste, triste, capitaliste-colonialiste-impérialiste et couvert d’étiquettes à n’en plus finir, il est foutu, vous ne pouvez vous douter comme j’en suis sûr ». Elle finit bien par commencer, sous le signe de la crise donc, ce mot qui provient d’un étymon grec qui signifie jugement – celui-là même qui aboutit, par la grâce d’une autre ramification sémantique, au mot « critique ».
Et comme toujours par temps de crise, les choses se précipitent. Le lecteur passe un temps en compagnie d’Helena Blavatsky, cofondatrice de la société théosophique, grande voyageuse et graphomane. Puis il est question d’un certain Jacques Bergier, agent secret, créateur de la revue Planète et de cette sorte de courant esthético-ésotérique qu’elle diffuse, le réalisme fantastique. Le livre suit ensuite les traces de Jean Coutrot, ingénieur polytechnicien, apologiste du progrès, précurseur du transhumanisme. On évoque la profusion de mots de passe qui caractérise notre contemporanéité internettique, on croise Alexandre Kojève, qui aurait été un espion à la solde du pouvoir soviétique, et Louis Pauwels, plusieurs fois. Adam Smith et sa célèbre métaphore, celle de la main invisible, est mis en regard avec Karl Marx et ses recherches sur le fétichisme de la marchandise et de son secret.

Au milieu du livre, il est dit : « Il y a toujours un secret derrière le secret, il y a toujours un complot derrière le complot, il y a toujours un tiroir au fond du tiroir ». On ne cesse de suivre des itinéraires, ceux de personnages singuliers qui ont cru déceler à un moment ce qui inspirait l’ordre des choses. Mais le texte suit le mouvement d’un entonnoir, et se referme petit à petit : ce qui préside à l’ordre des choses c’est, à mesure que le capitalisme resserre son étau, les flux de marchandises, les slogans individualistes, le culte du chacun pour soi, la puissance de l’argent. Margaret Thatcher, dans un discours du 1er mai 1981 : « L’économie, c’est la méthode, l’objectif, c’est de changer le cœur et l’âme ». L’auteur ajoute : « C’est une révolution intérieure. C’est une révolution de l’âme et du cœur ».
À mesure que les pages défilent, la colère qui les met en mouvement se fait plus dense et plus intense. Le Capital, aux yeux d’Hugues Jallon, est capable de transmuter l’inconnaissable. Cette juxtaposition d’éléments différents constitue sans doute une des forces du texte puisque le système socio-économique qui est le nôtre, prompt à revendiquer le monopole de la raison et de l’arithmétique, apparaît à travers sa composante sorcière : économistes, espions, publicitaires, ingénieurs, ésotéristes, sophistes New Age et auteurs de livres de développement personnel semblent œuvrer de concert afin que l’enchantement ne soit pas rompu. « Le monde des affaires est un monde secret », nous dit Jallon. On ne sait plus très bien quelle histoire Jallon s’obstine à tracer. Celle de l’ésotérisme, du secret ? Celle de l’espionnage, des intrigues affairistes ? Voire, à certains moments, d’une sorte de rationalisme mégalomane ? Au fond, c’est celle de toutes celles et ceux qui ont pensé à un moment déceler quel était l’envers du monde, son principe originel. Celles et ceux qui ont cru forger par la seule force de leur pensée un enseignement, qui, depuis sa fondation, aurait divisé la population humaine en deux parties : les éveillés et les endormis, les savants et les ignorants. On devine ainsi une certaine nature commune entre le savoir et la méfiance, l’entendement et la paranoïa.
Au fond, prises séparément, certaines de ces biographies pourraient susciter de la sympathie. Les escrocs et les gourous qui peuplent ces pages ont des vies fascinantes, souvent faites de débrouille et d’entourloupes jusqu’à ce qu’ils parviennent à exercer une influence durable sur ceux qui les entourent. Mais l’effet d’amoncellement nous empêche dans nos élans initiaux. Leurs astuces à la petite semaine font partie d’un phénomène plus large. Mantras individualistes et slogans occultes finissent par former un flux – un cours – sémiotique inarrêtable et recouvrent le monde d’une interminable volonté d’exégèse, de décryptage – parsemé de fausses pistes et de tromperies. On comprend que la crise qui sous-tend le texte est aussi une crise plus intime. Une page entière est consacrée à ces deux phrases : « Il reste à pleurer. Faudra-t-il traverser une longue crise de larmes pour commencer à avancer dans cette nuit ? »
Au fond, on pourrait lire Le cours secret du monde comme un pendant littéraire, dopé à l’occulte, du Réalisme capitaliste de Mark Fisher (traduit par Julien Guazzini aux éditions Entremonde, 2018). Les deux textes auscultent les impossibilités propres à notre présent et détaillent l’emprise du système capitaliste sur les esprits. L’un et l’autre finissent par susciter un sentiment d’étouffement, tant cette emprise ne montre aucun signe de décélération. En n’explicitant qu’épisodiquement son geste littéraire, Hugues Jallon incite le lecteur à réaliser lui-même une exégèse de son texte, suggérant ainsi que ce qui importe réellement en lui est caché et obscur. Face à l’occulte, Le cours secret du monde ne désire pas davantage de transparence, encore moins de lisibilité, mais appelle plutôt à mettre l’inconnaissable à l’abri des griffes du Capital.
« Vous tendrez l’oreille, vous vous rapprocherez, mais vous ne pourrez pas saisir une seule de nos paroles […] tout ce que nous sentons, ce que nous savons, ce que nous rêvons, vous échappera. » On ne peut s’empêcher de mettre cela en relation avec les mots de Toni Negri : « Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle. » Le livre de Jallon se termine sur un appel à mettre fin à la glose, à l’interminable production de signes écrits : « Nous jetterons nos stylos et nos crayons, nous n’aurons plus besoin de papier ». On devine, à travers cet appel au silence, le désir d’une coupure, d’un abri, d’une vacuole. Se retournant sur lui-même, le texte appelle à sa propre disparition, voire à l’abolition du règne de l’écrit : la crise perpétuelle propre au capitalisme finissant par engendrer une crise de la critique.