Une géographie historique du capitalisme

Si Marx avait pour ambition de renverser la dialectique hégélienne pour la remettre sur ses pieds, David Harvey nous rappelle que pour se déplacer il faut pouvoir prendre appui sur un élément matériel, en particulier un lieu qu’il définit comme « un attribut matériel fondamental de l’activité humaine tout en reconnaissant qu’il est socialement produit ». Dans Les limites du capital, que Nicolas Vieillescazes traduit en français près de quarante ans après sa parution, le géographe radical britannique propose alors une théorie marxiste du mode de production capitaliste et de ses contradictions reposant en premier lieu sur sa dimension historique et géographique.


David Harvey, Les limites du capital. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Vieillescazes. Amsterdam, 592 p., 28 €


À première vue, on pourrait croire ce livre en retard. Il intervient en effet en décalage vis-à-vis de l’œuvre de David Harvey, puisque, publié en anglais pour la première fois en 1982, il présente le cadre théorique général que le géographe a pu mettre en application depuis cette époque, par exemple dans Paris, capitale de la modernité (2003, trad. fr. 2011, Les Prairies ordinaires). Cette parution semble également en décalage par rapport aux problématiques contemporaines des sciences sociales, puisque l’ouvrage se construit comme un long commentaire de l’œuvre de Marx, ce qui n’est pas courant de nos jours. La majeure partie des Limites du capital expose de manière claire et rigoureuse – quoique parfois aride – les thèses de Marx, ainsi que les questions laissées en suspens et les nombreux débats que son œuvre a suscités. À ce propos, on doit souligner le travail du traducteur (Nicolas Vieillescazes, directeur des éditions Amsterdam) tant il mobilise, et parfois discute avec intelligence, les traductions les plus récentes de Marx et, à la suite de David Harvey, les enjeux sémantiques et théoriques qu’elles soulèvent.

David Harvey ne se limite pourtant pas à ce seul rôle d’exégète. Pour lui, la théorie marxiste permet d’aborder de front la problématique du capitalisme et de ses contradictions. Il peut ainsi écrire que « la théorie de la valeur intériorise, tout en leur donnant corps, les contradictions fondamentales du mode de production capitaliste telles qu’elles s’expriment à travers les rapports de classe ». L’auteur insiste alors sur les liens ténus qui existent entre science et politique, et qui sont pleinement assumés par les marxistes. Il estime par exemple que « la recherche d’une « bonne » interprétation de Marx n’est pas un stérile exercice académique, mais une tâche politiquement sensible que l’on doit entreprendre avec toute la rigueur possible ».

Les limites du capital, de David Harvey

Pour autant, David Harvey vise à mettre à profit la méthode marxiste en l’actualisant. Cette dernière a deux mérites essentiels à ses yeux, premièrement celui de « dépasser les frontières qui séparent en apparence la théorie, formulée abstraitement, et l’histoire, enregistrée concrètement », et ensuite celui de proposer une approche relationnelle, selon laquelle « tout se rapporte à tout ». Pour lui comme pour Marx, cette alliance de la théorie et de la recherche empirique constitue la meilleure sauvegarde pour n’être pas « victime du monde phénoménal, embrumé de fétichisme », ce que n’ont pu éviter bon nombre d’analystes du capitalisme. David Harvey renvoie dos à dos cette croyance en des lois naturelles de l’économie, transcendant l’homme et son action, et celle que postule souvent la discipline géographique : le « « fétichisme spatial », qui consiste à égaliser tous les phénomènes sub specie spatii et à traiter comme fondamentales les propriétés géométriques des structures spatiales ».

Nous ne pouvons entrer dans le détail des nombreux débats marxologiques qui fondent – et parfois dispersent – la démonstration de David Harvey. La part la plus originale des Limites du capital se trouve dans les quatre derniers chapitres ; il y met à l’épreuve la théorie marxiste, en insistant justement sur la dimension géographique du processus de formation et de résolution des crises qui rythme l’histoire du capitalisme. Selon lui, Marx a eu « tendance à ignorer les aspects spatiaux ».

Pour y remédier, David Harvey propose d’étudier la « géographie concrète de l’histoire du capitalisme » puisque « c’est de la matérialité concrète de cette géographie que doivent naître les forces responsables des crises ». Si David Harvey analyse dans ce cadre le colonialisme et l’impérialisme comme un processus d’expansion spatiale du capitalisme, il montre en même temps les tendances contradictoires qui l’animent, entre la dimension universelle vers laquelle il tend inexorablement et le processus de développement géographique inégal qu’il nécessite : « la géographie historique du capitalisme est un processus social qui repose sur l’évolution de forces productives et de rapports sociaux existant sous la forme de configurations spatiales particulières. Des forces contraires sont à l’œuvre, qui inscrivent la mobilité spatiale du capital et de la force de travail dans une géographie pleine de tensions et en proie à des contradictions ». Comme il l’indique, les enjeux spatiaux ne peuvent être réduits à une perspective binaire en termes de relations de domination purement asymétriques entre les centres et les périphéries, où la recherche de nouveaux débouchés, de matières premières, d’une force de travail bon marché, etc. pourrait constituer une réponse externe aux contradictions internes du capitalisme. Ainsi, il ne saurait y avoir de « solution spatiale » valable et durable pour faire face à la dimension vorace du capitalisme, cette « gigantesque entreprise sociale qui nous domine, qui restreint le champ de nos libertés et qui, en fin de compte, nous inflige les pires dégradations ».

Finalement, David Harvey insiste sur la dimension active, et pas seulement passive, des enjeux spatiaux au sein du mode de production capitaliste, ce qui a pour première conséquence que « la perpétuation et la reconstitution des préjugés nationaux, des rivalités régionales et nationales au sein du cadre évolutif du développement géographique inégal, possèdent une base matérielle ». Ainsi, les affrontements qui résultent de telles situations conflictuelles ne sauraient être considérés comme de simples accidents ou comme le fruit du hasard, mais bel et bien comme « des mouvements constitutifs de la dynamique de l’accumulation » propre au capitalisme. Ce qui, en ces temps de crise économique et de fortes tensions géopolitiques, peut sembler d’une actualité brûlante, et nous convaincre définitivement de relire Marx à travers le prisme de la lecture qu’en propose David Harvey. Pour conclure, ce dernier note que les seules limites du capital ne peuvent qu’être celles qu’on lui impose, et il nous exhorte – perspective intellectuelle stimulante ! – à « trouver les moyens de dépasser les limites du capital ».

Tous les articles du n° 126 d’En attendant Nadeau