Entretien avec Guillaume Heuguet

La parution simultanée de deux ouvrages importants consacrés à la musique et aux musiques signale la valeur du travail des éditions Audimat, nées en 2020 d’un désir de penser la musique par l’édition. La traduction de Sexe et liberté d’Ellen Willis, critique artistique et féministe membre du New York Radical Women, et celle de Désirs postcapitalistes de Mark Fisher ouvrent de nombreuses perspectives sur des pensées anglo-saxonnes où la musique est un acteur majeur. Cette entreprise de traduction et d’édition est au cœur du travail singulier des éditions Audimat, portées entre autres par Guillaume Heuguet, qui revient avec nous sur les enjeux de ces textes singuliers.


Ellen Willis, Sexe et liberté. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Fanny Quément. Audimat, 256 p., 20 €

Mark Fisher, Désirs postcapitalistes. Trad. de l’anglais par Louis Morelle et Julien Guazzini. Audimat, 400 p., 20 €


Éditer la musique : entretien avec Guillaume Heuguet

Guillaume Heuguet © Clémence Polès

Comment ont été créées les éditions Audimat ?

Tout a commencé par la rencontre entre Étienne Menu et moi. Nous étions sur des forums, des blogs de musique. C’était un milieu extrêmement vivant de critiques, d’obsessions musicales. Nous nous sommes aperçus que nous lisions les mêmes auteur·ices anglo-saxons, le New Yorker, Simon Reynolds… Tous deux, nous étions pigistes dans la presse musicale mais nous étions frustrés car nous avions des ambitions sur des formats essais, des envies de parler de scènes plutôt que de faire des portraits d’artistes, nous avions envie de sortir de la chronique des disques par mois et de la temporalité de la promo.

Quelles scènes vous intéressaient à ce moment-là ?

Essentiellement la musique électronique et le rap, un peu le post-rock, l’electronica… Un jour, je rencontre une personne travaillant pour les Presses du réel et je lui évoque une idée de revue. Le lendemain, il me dit que c’est possible avec 30 000 euros de publicités ! C’était impossible, puisque nous ne voulions pas être entrepreneurs de médias mais plutôt prendre le temps de penser, d’écrire. Avec Étienne, nous en parlons à Samuel Aubert, le directeur du festival des Siestes Électroniques, qui nous donne de quoi faire un premier numéro. Celui-ci se vend bien, et nous finançons le suivant. On a fait comme ça, en faisant ce qui nous plaisait et ce que nous avions envie de lire. Ce premier numéro date de 2012 : cela fait plus de dix ans, maintenant !

Étienne a créé depuis un site, Musique Journal, qui retrouve plus une écriture blog. Il continue de participer de temps à autre à la revue et aux éditions. Samuel a toujours été la personne qui a assuré les dossiers, les comptes, les subventions avec l’équipe des Siestes (Nicolas Pozmanoff et Jeanne Sophie-Fort) : nous avons obtenu rapidement l’aide du Centre national du livre. Il y a deux ans, Fanny Quément cherchait une maison d’édition pour publier Cosey Fanny Tutti, artiste de musique industrielle qui avait écrit son autobiographie. J’adorais ce livre et j’étais persuadé qu’il était déjà traduit : j’ai tout de suite voulu le publier avec Fanny ! En même temps, avec Étienne, on en a profité pour publier et traduire un livre de Simon Reynolds. Peu à peu, on s’est rendu compte qu’on était en train de faire une maison d’édition. Je venais de finir ma thèse et c’était le bon moment pour me lancer dans ce travail d’éditeur. On a enchaîné avec d’autres livres, ou bien des traductions ou bien des recueils d’articles, ainsi que d’autres revues (Habitante et Tèque).

Cosey Fanni Tutti en concert avecThrobbing Gristle in Brooklyn, New York © Seth Tisue

Cosey Fanni Tutti en concert avecThrobbing Gristle in Brooklyn, New York © Seth Tisue

Pourquoi avoir choisi ce nom, Audimat ?

Pour moi, c’est un pied de nez ! Il s’agit aussi de dire que le public parle et ne parle pas comme le voudrait cet indicateur d’audience. Il y avait aussi une référence plus cryptée, avec l’audi comme référence au son et le « mat » tel qu’il est pensé par Barthes, l’opacité, ce qui résiste dans le texte.

J’ai aussi pensé à votre réflexion sur l’invention de la vue par YouTube : comment le public a été réifié, objectivé par ces mesures d’audience.

Complètement. Je crois qu’Étienne et moi partagions quelque chose d’assez propre aux scènes dont nous faisons partie, qui est de se consacrer à des choses très radicales et marginales, l’underground, aussi bien qu’à des musiques qui passent à la radio et sont très diffusées. Nous voulons chercher la part d’innovation qui peut se nicher jusque dans le mainstream. Le pied de nez est aussi d’occuper explicitement ce terrain-là. Audimat est une revue et donc, aussi, une marchandise culturelle.

Vous n’abordez donc pas la musique que du point de vue de la recherche et de l’édition, mais aussi avec une activité plus directement musicale.

J’ai fait des blogs, mais j’ai aussi été DJ, organisateur de concerts et de soirées techno industrielles à Paris et en province (Rennes, Toulouse, etc.). En même temps que ma thèse, je faisais Audimat et des concerts de techno. Je me sentais témoin et tributaire du savoir de ces scènes où je croisais des gens qui n’avaient pas besoin de lire des livres, puisqu’ils avaient déjà des savoirs très précis sur les manières d’écouter la musique et sur ce qui compte, le discernement entre les formes… Il n’y avait pas l’idée d’apporter du savoir à ces scènes, puisqu’elles le possédaient déjà. D’une certaine manière, la question en 2012 était surtout celle de la fermeture des blogs qui étaient en train de disparaître, remplacés par les plateformes de réseaux sociaux où ce sont plus les images, les clips, qui occupent le terrain, avec moins de place pour les textes. On s’est posé la question de savoir comment continuer à alimenter cette culture issue des blogs.

Éditer la musique : entretien avec Guillaume Heuguet

Avec dix ans de recul, pensez-vous que cette culture blog a survécu ?

Non, c’est un désastre. La perte des blogs a un temps été compensée par la survie d’un écosystème de médias, qui s’est en partie reformé mais avec une grande fragilité. La culture est plus centrée sur l’actualité et moins sur les questions des amateurs et amatrices. Cette rareté existait déjà en partie dans les années 2000 puisque nous lisions beaucoup en anglais – rareté des textes qui coexistait avec une richesse des savoirs : chez les disquaires, les gens étaient très pointus ! Ils n’avaient pas besoin de lire des textes en plus parce qu’ils s’étaient débrouillés pour se bricoler un savoir.

On retrouve une certaine logique à ce que vous éditiez des textes issus de la pensée anglophone sur la musique : Simon Reynolds, Ellen Willis, Mark Fisher…

J’avais commandé un texte pour Audimat à Mark Fisher, avant que soit traduit Le réalisme capitaliste en France [en 2018, aux éditions Entremonde]. Les textes de ces auteurs circulaient depuis des années sur des scènes internationales mais assez peu en France.

Ce qui est très frappant dans Désirs postcapitalistes que vous éditez et traduisez, c’est justement cette différence avec Le réalisme capitaliste, écrit en 2009, au lendemain de la crise de 2008. On retrouve une prose anticapitaliste à la mode dans ces années – on pense à Žižek, aux pamphlets de Badiou par exemple –, avec un côté très surplombant et sentencieux. Le cours universitaire que retranscrit Désirs postcapitalistes est à l’opposé exact de cela ! Comment avez-vous trouvé ce texte ?

J’ai toujours tout lu de Mark Fisher et je suis les maisons d’édition qui le publient, Zero Books, Repeater – tout cet écosystème que Mark Fisher a contribué à construire. Ce que vous dites fait écho à ma propre réception : j’ai découvert Le réalisme capitaliste en 2013, quelques années après sa parution. On était encore dans cette séquence politique que vous décrivez. Beaucoup de gens trouvaient ça génial pour la question du marxisme culturel, de la réflexion sur l’intime et le politique, la psychologie, etc. Même si j’avais été touché par tout ça, je me suis senti progressivement en porte-à-faux avec cette pensée, en tâchant de rappeler qu’il y avait des luttes effectives, des gens qui réfléchissaient à partir de ces luttes, et au fond cette approche de Mark Fisher me paraissait enfermante, très proche de certains écueils de la théorie critique. La traduction de Désirs postcapitalistes a été, entre autres, une réaction à toutes ces discussions à propos du Réalisme capitaliste : j’avais le sentiment qu’on avançait ! Mark Fisher est revenu sur certaines de ses positions sur la contre-culture, il reste marxiste mais s’ouvre plus au féminisme, etc.

L’usage de la musique dans ce cours est très marquant : Fisher passe constamment de Marcuse et Lyotard aux Beatles et à la Motown, pour revenir à Marx. Naïvement, je me suis demandé si l’on avait en France un équivalent dans l’usage intellectuel de références musicales « populaires », et donc s’il n’y avait pas aussi dans votre travail ce désir de ramener cette façon de penser avec ces références ?

C’est une ambition importante d’Audimat depuis le début. Il y a quelques interlocuteurs et interlocutrices en France, en petit nombre il est vrai… Vincent Chanson, qui travaillait pour Entremonde, participe à une maison d’édition qui s’appelle Sans Soleil, qui a été nourrie par les mêmes références que nous ! Nous essayons de construire cette culture en France, où elle n’est pas très vivace : elle existe chez des lecteur·ices, mais pas forcément chez des personnes formées à la production de savoirs. J’en parlais avec des personnes de la librairie Michèle Firk et de La Parole Errante [théâtre de Montreuil fondé par Armand Gatti]. On me demandait en gros : « peut-on avoir une critique culturelle matérialiste en France ? », et j’ai répondu que ça faisait dix ans que je cherchais des alliés pour arrêter de mettre d’un côté la culture, de l’autre la politique…

Éditer la musique : entretien avec Guillaume Heuguet

Auprès de qui cherchez-vous ces alliés ? Pour schématiser, cherchez-vous à dire aux intellectuels de s’occuper de musique plus sérieusement ? Ou bien vous adressez-vous à un public plus large pour montrer que ces musiques sont aussi intéressantes à être pensées ?

La revue et la maison d’édition essaient d’aller chercher les gens là où ils sont. J’adore les livres de Divergences, Amsterdam, etc. Mais j’essaie toujours de m’adresser à cette version de moi qui était autrefois très éloignée de toutes ces références et cherchait des outils à partir de là où j’étais… Par exemple, la revue a clairement comme but de proposer des textes à des passionnés de sous-scènes au sein du rap, des musiques électroniques et d’un tas d’autres genres. Il ne s’agit pas de légitimer, de rendre intéressantes des musiques en partant du principe qu’elles sont mises à l’écart, mais simplement de parler de ces musiques et de participer à leur vie, aux débats – comme on le fait, d’une certaine manière, quand on est DJ ou amateur. Le texte est une manière de continuer de parler de musique en allant au fond des choses.

J’essaie de pousser les gens qui ont l’envie et les outils pour le faire à explorer en profondeur leur rapport à la musique. Ou du moins, j’essaie de créer un espace pour cela, car c’est très compliqué. Le travail d’édition, de discussion, de relecture, est énorme. Par définition, une partie de notre lectorat n’a pas besoin qu’on lui apprenne des choses sur la musique, mais veut parler d’égal à égal avec d’autres gens pour qui la musique compte, ou bien se plonger dans une conversation précise. Il ne s’agit pas de venir leur expliquer pourquoi le rap est important.

Vous percevez cet écueil dans d’autres textes sur les musiques dites populaires ?

Oui et je le rattache à un trouble avec l’objet livre. Hors traduction, la plupart des ouvrages consacrés aux musiques populaires ont pour sujet : pourquoi est-ce qu’il faudrait s’y intéresser ? Ce n’est pas un sujet pour moi ! Peut-être est-ce un effet générationnel, ou de milieu, mais nous n’en sommes vraiment plus à nous demander ce qui fait que les musiques populaires, le rap ou la techno sont légitimes ! J’ai apprécié les livres de Louisa Yousfi et Catherine Guesde, qui pensent avec le rap et le punk. J’ai fait un article dans cet esprit : qu’est-ce que la jungle a apporté à la philosophie ? [« Penser hardcore », avec Vincent Chanson]. Donc, ce n’est pas du tout un geste qui m’indiffère. Mais globalement, mon propos est plutôt de me demander ce que la techno a apporté à la techno, les interactions au sein même des genres et des scènes ; et plus important encore, qu’est-ce que la techno nous apporte à nous, en tant que personnes ? Et pas spécialement comme personnes situées dans un champ disciplinaire, un monde du savoir…

Dans Désirs postcapitalistes, Fisher aborde selon moi cette question à travers sa réflexion sur la contre-culture des années 1960. Il en fait une utopie concrète qui doit agir encore sur le présent : cela ne permet-il pas de sortir de ces questionnements superficiels et nostalgiques sur ce que ces musiques ont de légitime et d’intéressant à apporter ?

J’ai l’impression que dans les raves, certains clubs, la musique est constamment en train de configurer des formes de vie, de nous éduquer, de tracer des lignes de front – même si ce n’est pas explicite. Cela existe encore aujourd’hui. Ma priorité au départ n’était pas de montrer cela sur les années 1960-1970 ; d’autant que j’avais l’idée que la sensibilité à ces questions de contre-culture était très partagée, même si je me rends compte depuis quelques années que notre rapport à cela est en train de devenir une espèce de bouillie idéologique vague, pleine de clichés (« quand on était rebelles… »). On ne comprend plus du tout ce qui s’est passé et pourquoi c’est important.

Éditer la musique : entretien avec Guillaume Heuguet

Une rave party à Capodanno, dans le nord de l’Italie (2020) © CC4.0/Dadonene89/WikiCommons

Cela peut paraître bizarre car il s’agit de petites choses, mais j’ai été très choqué par l’évolution de notre rapport à cette histoire, telle qu’elle apparaît dans des documentaires ou des textes. On nous présente une galerie d’images de Patti Smith ou des Beatles, rassurantes par l’exotisme politique qu’elles nous proposent, qu’on interprète de façon très indirecte, sous l’angle des imaginaires. Le geste de Fisher consiste à reprendre tout cela de manière plus frontale en insistant sur le fait que les morceaux de musique de l’époque évoquent souvent explicitement les conditions de vie des gens, qu’il y a des conditions de production matérielles et économiques qui ont des conséquences sur les formes, et qu’enfin il y a des pratiques sociales qui circulent entre cette musique et des groupes de conscientisation.

Chez Mark Fisher, j’ai été frappé par les références au freudo-marxisme et notamment au Marcuse d’Éros et civilisation. Il s’agit d’un auteur particulièrement daté et peu étudié à l’université. D’une certaine manière, je me suis demandé si cette référence – ainsi que L’économie libidinale de Lyotard – ne pouvait pas être perçue comme une espèce d’anachronisme intellectuel. Pour grossir le trait, Fisher n’est-il pas aussi pertinent musicalement qu’il est daté philosophiquement ?

On retrouve le freudo-marxisme dans d’autres de nos livres, Ellen Willis fait également beaucoup référence à Wilhelm Reich. Ces références sont très compliquées. Évoquer Reich, c’est poser la question du fondement biologique au désir, qui est très sensible voire incompréhensible aujourd’hui. Au-delà de cela, Reich est un héritage dont il est difficile de se réclamer, notamment en pensant à la fin de sa vie… Mais quoi qu’on en pense, le problème est que cet héritage n’est plus posé à gauche. J’y suis devenu sensible à travers la musique – c’est d’une certaine manière en traversant les scènes musicales qu’il m’est apparu que cette question du désir manquait dans les textes politiques que je lisais par ailleurs, à part dans le féminisme (quand le désir n’est pas rabattu sur une idée restreinte de la sexualité). Chez Fisher et Willis, la question du désir est large et concerne autant la libido et la volonté que le style de discours politique qu’on tient, la manière dont on lutte, etc. Publier ces deux textes aujourd’hui a donc un côté rétro-futuriste : il y a du sens à lier culture et politique par la question du désir, à affirmer qu’on n’y arrivera pas politiquement sans réfléchir au désir et à son rapport à la psyché. Il y a des liens à faire bien sûr avec d’autres pensées d’aujourd’hui, comme Rancière et sa pensée de la subjectivation, beaucoup de choses issues de l’autonomie, de l’opéraisme et du post-opéraisme comme courants politiques…

Entre le livre d’Ellen Willis et celui de Fisher, il y a eu l’importance prise par Deleuze et Guattari. On a peut-être mal perçu en France le lien entre L’anti-Œdipe et Mille plateaux et la contre-culture ou les musiques populaires.

J’aurais une lecture matérialiste de ce que vous dites. J’ai l’impression que la première génération des cultural studies n’a tout simplement pas existé en France. En Angleterre, l’arrivée dans les études littéraires de personnes dont les parents étaient des immigrés venus de Jamaïque ou d’ailleurs, dont les parents étaient ouvriers, a permis de repenser des objets artistiques et culturels à partir de ce regard. Cela a permis de questionner la façon dont on gère les rapports entre le savoir, l’académie, et les milieux d’où l’on vient. Je connais moins cela dans le milieu académique français, même si je perçois très bien les gens qui sont exactement dans cette position sur les terrains féministes et post-coloniaux. Mais peut-être avec une question de classe moins forte… Alors que quand on lit Richard Hoggart, c’est très apparent. Dans l’université française, la manière même de construire le savoir fait qu’on écrit souvent d’abord pour des collègues qui n’ont pas forcément le même rapport que vous à votre objet.

Éditer la musique : entretien avec Guillaume Heuguet

Peut-on expliquer ce constat par une présence moindre des musiques populaires en France dans les dernières décennies ? On ne retrouve pas en France de phénomènes comparables à ce qu’a représenté le rock en Angleterre et aux États-Unis, ou d’autres formes (hip-hop, rhythm & blues, punk, etc.).

Nous n’avons pas à ma connaissance d’histoire matérialiste de la musique « prolo » en France. En Angleterre, il arrive régulièrement que de la musique très diffusée soit faite par des prolétaires. En France, malgré le rock alternatif, il y a toujours eu un conflit entre l’esthétique et le social. Beaucoup de gens ont pu dire : « en fait, les Bérurier Noir, c’est moche ! ».

Pour être plus précis, il faudrait prendre au cas par cas la musique faite par des gens qui ne viennent pas des classes moyennes et supérieures. C’est relativement rare en France, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’expériences de classe dans les musiques les plus diffusées, notamment aujourd’hui avec le rap.

Je pensais plus au fait qu’en France nous avons peut-être moins connu d’espace pour ces musiques « prolétaires » comme vous les qualifiez. Les succès populaires et critiques de James Brown, Miles Davis, du rock progressif de Yes, de Creedence Clearwater Revival puis du hip-hop, montrent une convergence forte entre succès commercial, expérimentation esthétique et propos politique. En France, le poids de la variété (« Salut les copains ») et des institutions à partir des années 1980 et de la politique Lang semble de prime abord laisser moins de place pour un espace comparable, porté par des labels ayant la même marge de manœuvre que les labels anglo-saxons.

Nous allons publier un livre de Rhoda Tchokokam sur l’histoire du R&B français. Elle montre que les débuts du R&B sont marqués par une ligne afro-féministe très intéressante en termes de subjectivation – K-Reen par exemple, mais aussi les Nubians, tout le label Sensitive. Et la plupart de ces artistes sont venus des MJC. En Angleterre, on retrouve des choses très comparables avec le rôle des écoles d’art. Il y a différentes manières de faire institution et de rendre, ou non, sclérosant ce qu’on fait. Il existe aussi différentes manières de se les approprier.

À propos des labels, je suis d’accord avec le constat que les labels indépendants anglais comme 4AD ont à un moment fait partie du mainstream : la musique la plus innovante était celle faite par des personnes en marge et elle est aussi devenue la plus puissante commercialement, avant qu’elle se sclérose.

Éditer la musique : entretien avec Guillaume Heuguet

 Ellen Willis aux bureaux de Village Voice (fin des années 1970) © CC4.0/NonaWA/WikiCommons

 

La critique musicale fait très souvent passer comme en contrebande des idées et des représentations historiques, politiques, sociales, qui sont très régulièrement conservatrices. On lit souvent des clichés infondés sur le bon temps des Beatles et du psychédélisme où tout était plus libre et simple, pour mieux dire que cette parenthèse doit maintenant être fermée. Cette idée de « Revolution in the Head » revendiquée par John Lennon semble très présente. J’ai retrouvé chez Ellen Willis une radicalité musicale et politique qui s’inscrivait dès les années 1970 contre cette tendance. Votre travail d’éditeur a-t-il aussi pour but de prendre position dans ce type de débats, pour défendre une critique musicale moins conservatrice ?

Le risque en publiant ces textes est de dire : « regardez, on peut politiser notre rapport à la musique ». On sous-entendrait par là qu’il faudrait politiser à gauche, ce qui impliquerait que le reste du temps il n’y a pas de point de vue politique. Or, vous avez raison : le problème n’est pas le défaut de politique mais ce ton de droite un peu passif.

J’ai personnellement besoin de ces gens-là qui ont une culture politique et intellectuelle suffisante pour faire la part des choses entre le fait de trouver cool les paroles d’une chanson qui suggère une alternative ; et de l’autre côté le fait d’identifier la situation politique précise qui lui correspond. Dans tous les domaines de réflexion – sauf les musiques populaires, visiblement ! – on retrouve quand même des gens relativement armés pour discerner des tendances contradictoires dans les formes. Le punk est un bon exemple : il y a un imaginaire de radicalité très fort mais on sait par ailleurs que c’est un mouvement qui est parfois extrêmement individualiste. Des personnes capables de repérer des tendances contradictoires dans les formes de vie et dans la musique, pour montrer comment elles se nourrissent mutuellement, c’est extrêmement rare. Fisher et Willis en font partie, parce qu’ils appartenaient à un milieu. Fisher a participé pendant dix ans à des blogs où on l’a forcé à se déplacer sur des terrains inattendus. Il faut imaginer qu’il était un étudiant en philosophie en train de se faire remettre à sa place par des personnes plus âgées, comme Jeremy Gilbert, qui lui faisaient comprendre gentiment qu’il disait parfois un peu n’importe quoi… Ce sont aussi avec ces discussions sur les blogs qu’il est sorti de Deleuze et seulement Deleuze ! Willis appartient aussi à un milieu très précis : lorsqu’on lit ses textes contemporains de bell hooks et du Women’s Movement, c’est très parlant. Elles pensent l’une avec l’autre ou l’une contre l’autre en fonction des sujets. Ce n’est pas juste elles en tant que personnes. Subjectivement, elles participent à une intelligence collective. Je recherche constamment ce collectif de pensée : tout seul face à mes textes, je peux bricoler quelque chose, mais sans conversations collectives je vais manquer d’intelligence pour articuler tout ça.

Manifestation pour les droits des femmes (Washington, 26 août 1970) © Warren K. Leffler. Courtesy of the Library of Congress

Manifestation pour les droits des femmes (Washington, 26 août 1970) © Warren K. Leffler. Courtesy of the Library of Congress

Pour en revenir à l’esthétique, la musique est également un objet technique souvent difficile d’accès, que ce soit pour des raisons musicologiques universitaires ou bien pour des effets de milieu que vous évoquiez : il y a un langage, des références, des formes de vie qui sont souvent perçues comme excluantes. L’esthétique musicale semble de ce point de vue poser plus de problème que pour d’autres formes d’art où la critique bute moins sur cette question technique. Comment Audimat procède pour aborder cette spécificité ?

Avec Étienne Menu, nous avons adoré lire des essais qu’on ne comprenait pas entièrement. Les essais de Simon Reynolds nous ont touchés notamment parce qu’ils abordaient énormément de sujets, avec des éléments qu’on ne comprenait pas forcément très bien au départ mais qui étaient suffisamment variés pour qu’on y soit sensibles. Je pense que l’intérêt de l’analyse musicale passe par des partages d’expériences. De temps en temps, nous publions des analyses plus musicologiques… Récemment, nous avons publié un article sur J Dilla qui décrit précisément les formes de micro-rythmies dans sa musique. Cette approche encyclopédique implique des notes de bas de page, suppose qu’il y a un plaisir à ce genre d’érudition. Je ne crois pas que ça soit une vue de l’esprit : des gens vont bien au musée apprendre des choses qu’ils ne connaissent pas avec une sorte de curiosité diffuse – y compris pour repenser des choses qui existent déjà dans leur quotidien, comme c’est le cas de J Dilla pour beaucoup de gens.

Venant plutôt du rap, de la techno, de la musique industrielle, j’ai décidé assez tôt que mon problème n’était pas du tout le solfège, même si je lis aujourd’hui des textes de musique savante. Le problème n’est pas la connaissance ou la non-connaissance de la gamme. Le problème est que la finalité d’un texte soit une description formelle analytique. Je n’ai aucun problème avec les outils du solfège – et je regrette d’une certaine manière de ne pas les posséder – quand ils servent à affiner des questions d’expérience ou de forme. Le problème que je peux avoir avec une certaine musicologie est que la capacité de description formelle s’y situe au même niveau que la sophistication technique de la composition, dans un objectif de virtuosité analytique qui, pris en lui-même, ne m’intéresse pas, de manière générale.

Vous évoquez la notion de musique savante. Vous avez dirigé avec Gérôme Guibert Penser les musiques populaires, et je serais tenté de vous demander si la musique savante est ce qui s’oppose aux musiques populaires…

C’est un peu comme la race, la classe, ces concepts énormes… À l’échelle de ce livre, j’ai eu une perspective plutôt nominaliste : il y a des gens à l’université qui ont décidé qu’il existait quelque chose comme les musiques populaires, ils se sont donné des critères qui présupposaient une opposition à l’art music puisque dans le contexte anglo-saxon c’est d’abord à l’art qu’on a opposé le populaire. Simon Frith le rappelle dans le livre. On a besoin des popular music studies à partir de ce contexte, puisque c’est un espace où on ne fait ni de l’ethnomusicologie ni de la musicologie au sens strict du terme, puisqu’on n’étudie ni la folk music ni l’art music. En parlant de popular music, il s’agit donc d’abord de distinguer des histoires, des formes, des manières de faire institutionnelles et des rapports au savoir.

Ça ne veut pas dire pour autant qu’il faille rendre les choses étanches, dans la mesure où elles ne le sont pas dans la pratique. Il y a aujourd’hui des playlists de stars de la musique classique à écouter en prenant sa douche. C’est une certaine idée du mode de circulation et des critères de plaisir liés à cette musique, qui ne sont plus liés au fait que la personne qui a fait cette musique a étudié au conservatoire ou non, qu’elle pense sa musique en fonction d’un contexte classique.

Éditer la musique : entretien avec Guillaume Heuguet

J’avais été étonné par le fait qu’Emmanuel Macron honore Jean-Michel Jarre et Marc Cerrone comme des pionniers de la musique électronique – ce qu’ils ne sont bien sûr pas. Dans le même temps, des vidéos de Vivaldi font des millions de vues en ligne. Ces catégories (savante, populaire, légitime, etc.) ne sont-elles pas en train de connaître des mutations profondes et inédites ?

Complètement. D’une part, je dirais que, contrairement à ce qu’on dit souvent, ce n’est pas la numérisation qui est à la source de ce phénomène. Les enquêtes sociologiques sur la transformation des critères de légitimité et la transformation de la place de la musique dans les différentes classes sociales montrent par exemple des phénomènes indépendants ou antérieurs au streaming. Ce que ça change est une forme de visibilité dans la culture publique d’autres critères de valeur que la question de la légitimité ou de l’illégitimité. En travaillant sur YouTube, j’ai essayé de défendre cette idée qu’il fallait arrêter de penser des dispositifs techniques comme des moteurs de transformation mais d’abord comme participant au renouvellement des discours sur ce qu’est la musique, ce qui compte dans la musique. Les pratiques ne sont pas directement transformées, mais les imaginaires dans la musique changent – ce qui peut avoir, ou pas, une influence sur la pratique. C’est en outre rarement séparé de mouvements plus globaux. La commercialisation de la musique à travers la propriété intellectuelle et la finance, ou la trajectoire des institutions culturelles d’État, sont à mes yeux au moins aussi importantes que YouTube.

D’autre part, de nombreux sociologues travaillant après Bourdieu sur la question de la légitimité dans la musique, travaillent à la suite de Richard Peterson sur le critère d’éclectisme. La bourgeoisie, les classes moyennes supérieures, vont plutôt montrer qu’elles sont à l’aise dans différents répertoires culturels. Si on se place dans ce schéma-là, Audimat est complètement là-dedans ! Or je pense que cela est interne au champ universitaire et intellectuel. La question de la légitimité n’existe pas sous la même forme dans les mondes de la musique où je suis actif. D’une certaine manière, Bourdieu s’est trompé dès le départ. On ne pose la question « qu’est-ce que tu écoutes, que je puisse te classer ? » sous une forme aussi rigide que dans les endroits légitimes. Dans le rap, par exemple, les manières d’écouter du rap sont aussi importantes que ce qu’on écoute ou pas. Les modes de relation à la musique sont pour moi les principales lignes de partage, plus que les artistes ou les étiquettes de genre auxquels on s’affilie.

De ce point de vue, le rapport même à la légitimité est classant : gênant pour certain·es, recherché par d’autres… Ce qui est intéressant est que cela peut donner lieu à des alliances entre classes sociales, entre les gens qui ne s’y intéressent pas et d’autres qui sont d’accord pour le dépasser. Je ne me sens pas plus proche de quelqu’un qui écoute du Vivaldi ou Booba à un dîner parce que je les aurais déjà écoutés ou que je les apprécie moi aussi : le partage d’un objet n’est pas quelque chose qui nous rapproche, selon moi. C’est le rapport à la musique qui compte.

Vous produisez des livres à une époque où la musique connaît un assaut inédit et catastrophique de ses pratiques d’écoute par les plateformes de streaming. On voit d’ailleurs de nombreux éditeurs de livres placer des QR Codes et des liens vers des playlists pour accompagner des livres consacrés à la musique. Êtes-vous optimiste ?

Nous mettons un lien YouTube à la fin de numéros d’Audimat. Donc nous participons au problème, malgré le fait que j’ai écrit un livre qui tend à défendre l’abolition du marché du streaming tel qu’il existe et du droit d’auteur… Pour nous, l’idée est que les expérimentations doivent venir avant le refus ou la désertion. En l’absence de construction d’autre chose, je ne suis pas du tout gêné par le fait d’occuper le terrain. Je faisais un label, je fais maintenant des livres : cela fait écho pour moi au fait que les cultural studies en Angleterre ont constitué un repli des luttes sociales. Il y avait des pratiques révolutionnaires, puis les gens arrivent à l’université et se demandent comment entretenir, par la théorie, quelque chose qu’on a déjà commencé à perdre. À mon échelle, n’arrivant pas à entretenir une alternative en faisant un label de musique, j’ai été amené à construire une sorte d’espoir par les textes. S’ils montrent ce qui est possible en termes de conscience de là où on se situe, de ce qu’il est possible de faire dans les mondes de la musique, peut-être cela incitera-t-il des personnes à tenter d’autres choses. Elles le font déjà sans passer par ces livres, mais c’est une manière d’y participer aussi.

À côté de cela, j’ai du mal à lâcher ma casquette de chercheur car elle permet aussi de produire une critique précise et d’essayer de la faire porter. Mon analyse de YouTube me permet de parler à des acteurs du marché, des institutions. Et là je sens parfois qu’en face il n’y a pas vraiment de contre-argument, à part le poids du statu quo. C’est très intéressant de faire une critique substantielle du streaming, et de s’entendre dire par certaines personnes du Centre national de la musique [créé en 2020 comme institution centralisant la politique étatique de soutien à la musique] : « oui, on voit ce que vous voulez dire, d’accord. Il n’y a pas que le problème des faux streams, compter des vues et organiser l’économie de la musique sur cette base peut paraître comme une impasse ». Même si les enjeux à cette échelle dépassent leur mandat, c’est intéressant pour moi de voir ce qu’on peut opposer ou pas à mes analyses.

Cela est peut-être lié au fait que les subventions du CNM demandent de plus en plus aux artistes de produire des vidéos qui vont finir sur YouTube…

Oui, ou le Bureau Export qui demande le nombre de vues sur YouTube… C’est un désastre. Une fois, je me suis rendu au MaMa [Music & Convention] où on retrouve les gens des labels, de Spotify, etc. Je leur ai dit que leur truc ne tenait pas, qu’ils mentaient sur leurs responsabilités économiques, etc. Personne n’a protesté ! Pour une partie d’entre eux, peu importe ce qu’on raconte, car c’est leur travail quotidien de faire le contraire. Mais je trouve ça très intéressant qu’il n’y ait pas tellement de contre-arguments intellectuels.

Propos recueillis par Pierre Tenne

Tous les articles du numéro 170 d’En attendant Nadeau