L’amour est une forme

Comment qualifier Hélène ou le soulèvement, cinquième roman de Hugues Jallon ? Comment le lire ? le voir ? le recevoir ? Ce qui revient finalement à poser la question : comment en parler ?


Hugues Jallon, Hélène ou le soulèvement. Verticales, 160 p., 17 €


– Le roman d’Hugues Jallon est-il une histoire d’amour ?

– Oui, une histoire que l’on ne peut raconter, et qui se laisse pourtant raconter, presque hors d’elle-même. Je pense à ce qu’écrit Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux : « Le sujet amoureux ne peut écrire lui-même son roman d’amour. Seule une forme très archaïque pourrait recueillir l’événement qu’il déclame sans pouvoir le raconter. »

– On essaye tout de même ?

– Si vous voulez. Il est question d’une soirée dans Paris qui s’éternise, d’une photographie volée, un portrait, puis d’un départ pour la mer, jusqu’en Grèce. C’est la passion d’une femme, Hélène, qui quitte tout, son mari, ses enfants, sa ville, Libourne, pour un homme dont elle (comme le lecteur) ne connaît pas le nom, et sa disparition enfin, on dira l’abandon d’Hélène. Vous voyez ?

– Je vois. Comme je vois partout l’amour dans le texte, seulement l’amour, le nous deux seul de l’amour : « Attendez, s’il vous plaît, relâchez ma main, non, ne lâche pas ma main, non, ne me lâche pas, je vais tomber. »

– Vous le savez bien. L’amour est une forme qui détruit les bruits du dehors, jusqu’à la rumeur du monde : « Ce serait comme ça longtemps, le plus longtemps possible, le monde s’est retiré, je n’ai plus besoin de moi. » La seule activité extérieure pour l’homme et la femme est le cinéma, le cinéma comme occupation de l’amour, même si c’est un cinéma de la disparition (quelques brèves séquences de Pique-nique à Hanging Rock et de L’avventura). Tandis que l’homme retourne parfois dans la vie, sa vie (on apprend qu’il est chargé d’affaires pour une banque), Hélène épouse quant à elle la forme de l’amour, elle est entrée dans le temps démesuré de l’attente :

« Tu repars ? Encore ? Combien de temps ?

Reviens vite, reviens. »

Hugues Jallon, Hélène ou le soulèvement

Hugues Jallon © Francesca Mantovani

– On pourrait ajouter qu’elle parle quand même la langue de l’amour, sa bêtise presque originelle : « Noël, tu y penses ? »

– Dans un lieu hors lieu : « Tu as vu, l’ascenseur est toujours en panne, j’ai l’impression que personne ne s’occupe plus de rien ici, tu as croisé la jeune fille d’en dessous ? elle est venue frapper à la porte ce matin, je n’ai pas du tout compris ce qu’elle voulait. »

– « Un pauvre petit monde sans nom où je t’appartiens ».

– Hélène n’a pas d’autre choix que cet homme qui va la choisir, l’a déjà choisie. Hélène parlerait comme une jeune fille, ailleurs, parle à un voyageur de commerce : « Il me semble que je ne pourrais aimer personne avant d’avoir un commencement de liberté, et ce commencement-là, seul un homme peut me le donner. » (Le square, Marguerite Duras)

– Vous trouvez que ce livre ressemble aux livres de Duras, à la littérature de Duras : Le ravissement… bien sûr India Song, d’autres livres encore ?

– Oui et non. Mais ce serait trop long à expliquer. Je dirais un Oui féminin et un Non masculin. Je préfère rester avec cette énigme. Et puis, d’ailleurs, ce roman ne ressemble pas tout à fait à ; il puise, il épuise quelque chose dans une certaine littérature (on remonterait peut-être jusqu’à la beauté d’Hélène dans l’Odyssée). Mais si vous voulez rester dans l’idée de la parenté, de forme, d’inspiration, qu’est-ce qui interdirait à un livre de ressembler à un autre livre ? Les livres sont des lettres adressées à d’autres livres, d’autres lettres. Ma critique elle-même s’en ressent, je veux dire notre dialogue, qui résonne, s’emplit en quelque sorte, du soulèvement dont nous parlons. L’imitation, n’est-ce pas l’autre nom de l’amour, sa force secrète ?

– Puisque nous parlons de secret… Ne s’agit-il pas aussi de se demander qui tient le journal de l’amour dans Hélène ou le soulèvement ? Est-ce un toi ? Est-ce un moi ? Plus énigmatiquement : un nous ?

« Il n’y aura plus personne… pour se souvenir de nous. »

« Regarde-moi, souviens-toi. »

– Oui. Voilà pourquoi on trouve cette histoire de photo volée dans le livre, de roman-photo dans le roman. À un moment, l’image se substitue à l’amour, elle est son terminus. Encore une fois, Roland Barthes : « L’image – comme l’exemple pour l’obsessionnel – est la chose même. L’amoureux est donc artiste, et son monde est bien un monde à l’envers, puisque toute image y est sa propre fin (rien au-delà de l’image). »

Hugues Jallon, Hélène ou le soulèvement

– Le risque est la mort ?

– La mort de l’amour, qui est la mort tout court. Il y a une grande et dangereuse proximité, dans le livre, entre « faire l’amour » et « faire le mort ». Quand l’homme disparaît, Hélène succombe : « Mon amour, je ne peux pas rester, mon amour, ce qu’il reste de moi, mon ombre, elle ne me tient plus. »

– Et quand il réapparaît, ou semble réapparaître, à la fin du roman, Hélène revit. Ici et seulement ici, on entend le « soulèvement » d’Hélène, la littéralité de ce soulèvement : « On croit alors qu’elle va rester là couchée, mais non, les voisins rassemblés contre la haie la voient soudain relever la tête, roulant sur elle-même, se redressant sur ses coudes… » La phrase continue, à perdre haleine, à perdre Hélène (pardon pour ce jeu de mots).

– Il faut justement parler de la phrase, du style de l’auteur, de sa manière de laisser courir la pensée d’Hélène, le flux de ses souvenirs, longuement, lentement, minutieusement, comme un film au ralenti que l’on couperait, remonterait sans cesse : « Et je la laisserai raconter encore et encore ce qu’il lui est arrivé cette nuit-là, reconstituer patiemment cette suite de scènes perdues, petits vestiges abîmés, arrachés à la boue, je la laisserai délivrer le reste de ses cris et de ses larmes depuis si longtemps enfermés. En attendant qu’une image. »

– Un voyeur ?

– Encore une fois, oui et non. Ce n’est pas exactement que le narrateur, ou l’auteur, s’immisce dans l’histoire, mais il tente tout de même de pénétrer l’événement. Ce qu’il cherche à voir n’a pas de nom (comme l’homme, comme Hélène aussi, qui n’est que prénom) ; on sait seulement, et c’est déjà beaucoup, qu’il la connaît, qu’il connaît cette femme : « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour », écrit magnifiquement Duras.

– Et elle ?

– Elle est là, sur les images, on pourrait la reconnaître. Mais il faudrait la connaître…

– Lui peut-être ?

– C’est le sens de la dédicace : « À celle qui sait ». Et de ce qui est révélé à la toute fin du livre, après l’histoire : « Toutes les photographies sont de l’auteur. »

– Et entre les deux ?

– Un autre amour. Ou plutôt, non. Cette fois, oui… Enfin, vous me comprenez, j’espère. Disons alors, plus simplement, plus mystérieusement : le corps de l’amour…

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