Roberto Calasso par Carlo Ginzburg

Roberto Calasso, mort cet été, laisse une œuvre centrale pour la littérature et l’édition italiennes. Carlo Ginzburg, qui publia la plupart de ses livres dans sa maison d’édition, Adelphi, lui rend hommage dans un texte inédit en français.

J’ai connu Roberto Calasso à la fin des années 1950 (nous avions à peu près le même âge). Nous nous sommes rencontrés quelques fois ; et puis nos vies ont pris des chemins différents. Trente ans plus tard, à la fin des années 1980, Calasso m’a cherché. Il était devenu entre-temps un éditeur et un écrivain célèbre. Il avait su que j’étais sur le point d’achever un livre sur la sorcellerie et il me dit alors qu’il voulait le publier. Devant son insistance, j’hésitai ; je finis par lui écrire que j’allais publier le livre (Storia notturna. Una decifrazione del sabbaLe sabbat des sorcières) chez celui qui était depuis longtemps mon éditeur : Einaudi. Calasso comprit.

Vingt-cinq ans plus tard, ce fut mon tour de chercher Calasso. Je m’assis face à lui dans son bureau et je lui dis : « Nous nous sommes rarement vus ; nous avons des positions complètement différentes sur des questions parfois décisives ; mais il y a une chose dont je suis certain, c’est que nous nous comprenons en un clin d’œil ». Je lui demandai alors de publier mes livres, et il accepta. Un rapport d’une grande intensité est né, nourri de la diversité que je viens d’évoquer et d’une gamme très vaste d’intérêts partagés. Ce qui nous rapprochait était sans doute l’élan qui nous poussait l’un et l’autre à analyser des phénomènes irrationnels : une catégorie assez large qui pouvait inclure aussi bien le mythe que la sorcellerie. Mais la proposition, formulée au commencement de mes recherches, d’étudier des phénomènes irrationnels « dans une perspective rationnelle, mais non rationaliste » a dû paraître inacceptable à Roberto Calassso, excessivement rationaliste et peut-être même naïvement rationaliste. Je dis « a dû paraître » parce que nous n’avons jamais évoqué cette divergence de fond. Il régnait, dans notre rapport, une entente tacite, qu’accompagnait le travail extraordinaire de ses collaboratrices et de ses collaborateurs : un travail qui m’a permis de publier chez Adelphi des livres neufs et des livres moins neufs suivis de réflexions rétrospectives [1].

Roberto Calasso : un hommage de Carlo Ginzburg

Roberto Calasso © Catherine Hélie/Gallimard

Dans ma vie, j’ai eu la chance de connaître deux grands éditeurs, Giulio Einaudi et Roberto Calasso, et de pouvoir travailler avec eux. Il s’agissait de deux personnalités extrêmement différentes à tous les points de vue : humain, intellectuel et politique. Je suis persuadé que Roberto Calasso a admiré Giulio Einaudi, même si nous n’en avons jamais parlé. Comment définir un grand éditeur ? Je peux répondre en ces termes : par sa capacité à construire un réseau de collaboratrices et de collaborateurs de très haut niveau, quoique (et parce que) extrêmement différents les uns des autres ; par la capacité à imprimer son sceau sur les livres les plus éloignés qui soient. La passion de Roberto Calasso pour la diversité se nourrissait d’une caractéristique qui apparaissait immédiatement : son immense curiosité. « Celui qui a l’œil » : c’est ainsi que Cesare Garboli l’avait défini une fois avec affection. On avait l’impression que, même au milieu d’une conversation quelconque, rien n’échappait à Calasso de ce qui l’entourait.

Tout cela pourrait sembler marginal au regard de l’extraordinaire intelligence et de la culture infinie de Roberto Calasso. Et pourtant, si je repense à lui au moment de sa disparition, j’ai l’impression que la partie visible de son œuvre (les livres qu’il a publiés, les siens comme ceux des autres) plonge ses racines dans quelque chose d’invisible, de non dit. La mort propose à nouveaux frais l’entrelacs inextricable de la vie et de l’œuvre. Ce motif avait émergé dans le dernier épisode de notre collaboration lié à la réédition des Dialogues avec Leucò de Cesare Pavese. Cela faisait longtemps que Calasso pensait à cette réimpression. Il m’avait demandé d’écrire une postface ; je lui ai alors envoyé mon entretien avec Giulia Boringhieri. Calasso vit l’entretien et réagit avec un enthousiasme inattendu. Je me dis que, cette fois encore, nous nous retrouvions sur ce terrain qui nous unissait et nous séparait : le mythe, l’irrationnel, et, dans ce cas précis, l’impossibilité d’expliquer l’œuvre de Pavese par sa vie et par sa mort.

De combien de choses j’eusse aimé parler encore avec Roberto. Je pense à lui avec une profonde gratitude et avec le sentiment douloureux d’un dialogue qui ne pourra plus reprendre.

Traduit de l’italien par Martin Rueff


  1. Carlo Ginzburg a publié ou republié aux éditions Adelphi : Paura reverenza terrore (2015), Storia notturna (2017), Nondimanco (2018), Il formaggio e i vermi (2019), I benandanti (2020).

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