Wittgenstein : l’éthique du philosophe

Quelques cinq cents lettres adressées à Wittgenstein ont été découvertes tout à fait par hasard à Vienne, en 1988, dans l’arrière-boutique d’un agent immobilier. Mais ce sont plutôt des lettres adressées par Wittgenstein à une grande variété de correspondants que comprend la Correspondance philosophique publiée par Gallimard. Si certaines avaient déjà été traduites et publiées en français, ce volume est bien plus complet que tout ce qu’on trouvait jusqu’alors. Surtout, il bénéficie grandement d’un travail éditorial, utile et sobre, d’Élisabeth Rigal : classement des lettres, explicitation des références qu’elles contiennent, présentation des correspondants.


Ludwig Wittgenstein, Correspondance philosophique. Éditions Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 902 p., 39 €


Nombreuses sont les lettres au ton très personnel. Elles n’ont souvent qu’un maigre contenu philosophique, renseignant principalement sur les relations humaines, chaleureuses souvent, difficiles quelquefois, exécrables dans quelques cas, que Wittgenstein entretint avec des philosophes. Ceux que fascine la psychologie des grands esprits tourmentés s’en délecteront ; et grâce à cette correspondance, la vie de Wittgenstein est encore mieux connue. On peut même faire le relevé des moments où Wittgenstein ne se sentait pas vraiment bien ou pas bien du tout. Ils sont très nombreux. Il dit souvent avoir beaucoup de mal à se concentrer sur son travail ; ce que ne confirme pourtant pas la quantité, imposante tout de même, de textes découverts après sa mort. Wittgenstein se plaint souvent de son incapacité de parvenir à avoir des idées suffisamment claires et à dire les choses comme il le souhaiterait ; et cela même quand il parle des « dictées » faites à ses étudiants. Gardons en mémoire ce jugement négatif de Wittgenstein sur son propre travail, quand on lit son Nachlass sans toujours bien comprendre ce qu’il veut dire.

Ce sont surtout les historiens que passionnera cette correspondance. Les lettres permettent à coup sûr de reconstituer les allers et retours de Wittgenstein entre Cambridge ou Oxford et les endroits où il séjournait, dont Vienne, pour des raisons familiales en particulier, la Norvège, l’Irlande, les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. On le voit aussi, pour ainsi dire, devenir malade, aller parfois mieux, écrire qu’il ne tient pas tant que cela à continuer à vivre (Lettre à Norman Malcolm datant probablement de la fin novembre 1949), et mourir.

S’agissant des lettres possédant un certain contenu philosophique, une intuition d’Elizabeth Anscombe au sujet de la sorte de philosophe qu’était Wittgenstein se confirme. Elle distinguait deux sortes de philosophes : les philosophes pour l’homme ordinaire et les philosophes pour philosophes. Un philosophe pour l’homme ordinaire, c’est par exemple (et par excellence) Aristote. Aussi difficile soit-il à comprendre, et surtout aussi technique puisse-t-il être, il ne s’occupe que très rarement de problèmes que les non spécialistes de philosophie trouveraient bizarres ou sans intérêt. En revanche, un philosophe pour philosophes, c’est par exemple (et par excellence) Platon. Il s’attache à des problèmes qui, typiquement, intéressent les philosophes et, pour la plupart des problèmes, eux seulement. Or, pour Elizabeth Anscombe, à l’encontre d’un jugement superficiel qui ferait de Wittgenstein un philosophe s’attachant à l’ordinaire, il est un philosophe pour philosophes. En effet, il s’est penché sur les problèmes les plus ésotériques concernant la signification, la philosophie de la psychologie. Les mathématiques, leur statut ontologique et épistémologique, furent l’essentiel de ses préoccupations intellectuelles. C’est net en particulier dans les lettres à Russell, Frege, F. P. Ramsey, M. Schlick.

« Tant que je vivrai et aussi souvent que l’état de mon esprit me le permettra, je penserai à des problèmes philosophiques et essaierai d’écrire sur eux », écrit Wittgenstein à Norman Malcolm (Lettre du 17 avril 1950). La réputation faite à Wittgenstein de pourchasser la spéculation philosophique et métaphysique pour reconduire la pensée philosophique vers le non théorique, voire l’anti-théorique, semble pour le moins exagérée. Un extrait du compte-rendu de la séance du Club des sciences morales de Cambridge du 17 mai 1929 précise que « M. Wittgenstein a soutenu que suffisamment de problèmes philosophiques peuvent être posés en vingt minutes pour occuper l’esprit des membres du Club le reste de la soirée ». Or, il n’était manifestement pas le genre de personne passant volontiers toute une soirée à parler pour ne rien dire ou à ne se préoccuper de rien qui soit sérieux, juste pour le plaisir de la conversation. Jusqu’à la toute fin de sa vie, Wittgenstein ne semble pas avoir douté que les problèmes philosophiques classiques et les plus techniques fussent substantiels et méritassent d’être considérés sérieusement. C’est même peut-être cette conviction qui lui rendait sa vie intellectuelle si exigeante.

Si quelque chose inquiétait vraiment Wittgenstein, c’était l’enseignement de la philosophie. Il craignait surtout d’abuser ses étudiants. Des lettres témoignent que certains ont pensé l’avoir été, mais d’autres étudiants insistent auprès de Wittgenstein pour le convaincre qu’ils ne s’étaient aucunement sentis abusés. Wittgenstein craignait surtout la diffusion de sa pensée auprès de n’importe qui. Il avait été échaudé par une triste affaire entre Alice Ambrose et lui, après qu’elle eut publié un article où elle s’autorisait de son influence.

Cette idée que la philosophie est une chose très sérieuse, presque douloureuse, joue à coup sûr un rôle dans sa décision de renoncer à son poste de professeur à l’Université de Cambridge. Quand Georg von Wright, son successeur dans ce poste, ne peut venir à son cours, Wittgenstein lui écrit qu’il n’a rien perdu. Il ne lui envoie pas ses notes de cours, mais de la vitamine B, lui conseillant de prendre un comprimé par jour, et aussi de la confiture de groseilles (Lettre datant probablement du 24 mai 1947).

La question de l’honnêteté dans le travail philosophique – ce qu’on pourrait appeler l’éthique de la philosophie – était l’une des préoccupations majeures de Wittgenstein. Il dit à Norman Malcolm que Tolstoï est « un homme véritable qui a le droit d’écrire » (Lettre datant probablement du 20 août 1945). Il y a aujourd’hui deux genres en philosophie. L’un est le genre universitaire, fait d’articles techniques, de colloques érudits, de séminaires savants ; l’autre est le genre médiatique, où l’on philosophe sur les questions d’actualité, souvent dans le flou et l’approximation, quand ce n’est pas l’imposture. Wittgenstein rejeta l’un et l’autre.  Si Wittgenstein ne publiera – et encore, presque à son corps défendant – que le Tractatus logico-philosophicus et un article sur la forme logique, s’il va différer constamment la finition des Recherches philosophiques, publiées seulement après sa mort, c’est finalement affaire d’éthique intellectuelle. Ne pas bavarder, ne pas tromper, ne pas faire de la rhétorique, ne pas adopter le ton grand seigneur, et surtout être sincère.

À Rush Rees, le 28 novembre 1944, Wittgenstein écrit qu’il vient de lire une histoire sur les Mormons et deux livres du Cardinal John Henry Newman, auquel il fait référence aussi dans De la certitude : « Le principal effet de cette lecture est de me donner l’impression d’être un peu plus méprisable. Encore que je n’en sois qu’à la façon dont un homme endormi se rend compte de certains bruits sans pour autant se réveiller. » Si la correspondance philosophique de Wittgenstein ne compose certes pas une œuvre aussi admirable que l’Apologia pro vita sua, l’autobiographie intellectuelle du Cardinal Newman, elle s’en rapproche parfois. Mais, un peu comme l’œuvre entière du second Wittgenstein, par touches et dans le fog.

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