Avec Profaner Ananda, Annie Ferret et Sami Tchak ont écrit un diptyque difficilement classable, excursion littéraire dans l’œuvre foisonnante et multiple de l’écrivaine mauricienne Ananda Devi. S’appuyant sur leurs lectures, parfois contradictoires, de ses romans et poèmes, ainsi que sur des expériences personnelles et même intimes – réelles ? fantasmées ? – avec elle, les deux acolytes proposent, avec la complicité consentante de la profanée, une exploration de la façon dont la littérature consiste, au fond, à s’aliéner.
« Il y avait, quelque part, un piège qui s’était ouvert. » Cette phrase, extraite de la postface d’Ananda Devi aux Fables du moineau de Sami Tchak (Gallimard, 2020), pourrait résumer ce qui, dans Profaner Ananda, relève de l’incitation poétique : le texte ne naîtrait que de pièges ouverts, comme la littérature n’aurait de sens qu’à explorer les « lieux où les frontières s’effacent ». On pourrait considérer qu’il y a quelque obscurité à rendre compte d’un livre en évoquant, apparemment, autre chose, un avant-texte, un autre texte. Pourtant, c’est ainsi qu’il est le plus pertinent de parler de Profaner Ananda : par le détour. Et en soulignant combien ce livre doit à toute une couche sédimentaire lentement déposée, dans la relation privilégiée que Sami Tchak et Annie Ferret ont avec la grande écrivaine mauricienne, mais surtout dans la façon dont leurs œuvres respectives n’ont cessé de s’entre-nourrir. Intertextualité, oui, mais au-delà : ainsi, le moine Ananda, figure qui sert à Annie Ferret à construire le premier volet du livre, doit beaucoup au moineau du livre de Sami Tchak cité plus haut et dont il est possible de dire que Devi l’a coécrit, plus même qu’elle ne l’a postfacé. Intertextualité, comme un miroir aux alouettes, et peut-être – encore – aux moineaux : ainsi, quand Devi, dans sa très brève contribution à Profaner Ananda, en quatrième de couverture, dit de ce livre qu’il est « notre “enfant d’âme” à tous les trois, comme le dirait Henri Michaux », elle incite le lecteur ou la lectrice à aller lire ou relire le long poème intitulé « Portrait des Meidosems », d’abord paru de manière autonome avant d’être repris dans La vie dans les plis. C’est peu dire que la référence réoriente considérablement la lecture paisible ou harmonieuse que l’on aurait cru faire de ce livre en « confluence ultime de nos trois écritures ».

Reprenons au début, et donc au premier mot : profaner. Cela suppose que le prénom d’Ananda – et peut-être, par métonymie, l’œuvre d’Ananda Devi, ou sa personne – ait quelque chose de sacré et que le livre consiste à inviter les profanes à entrer dans ce temple, à s’y imposer, à lui faire violence. Il peut s’agir de jeux de mots ou de jeux de langage, mais, outre l’aspect religieux, il y a forcément (pour qui a lu les romans d’Ananda Devi) la question des violences faites aux femmes, la possibilité de brimades ou de violences plus physiques : pour citer Sami Tchak lui-même lors d’une table ronde consacrée au livre lors du Salon du Livre Africain de Paris, le 15 mars, « notre plus grand échec est qu’Ananda ne s’est pas révoltée et qu’elle a été consentante ». On se doute que jouer ainsi, pour un écrivain et deux écrivaines, autour des notions d’emprise et de consentement a quelque chose de périlleux. Est-on donc, lorsqu’on lit ce livre, censé comprendre qu’il s’agit d’une mise en scène baroque ou postmoderne, d’un jeu théâtral autour d’une profanation consentie, si on veut risquer l’oxymore ?
Pour ce faire, Annie Ferret et Sami Tchak prennent soin de bien expliquer qu’ils sont des proches, des intimes même d’Ananda Devi. Sous la plume de l’une : « Nous nous parlons d’amie à amie, de femme à femme, d’écrivaine à écrivaine, mais sans expérience comparable ou parcours commun, c’est pourquoi j’ai d’abord eu envie de relire les anciens textes, romans comme poésie, et de chercher à y entendre encore une fois leur « je », leurs obsessions intempestives, leur douleur. » Sous la plume de l’autre : « Je ne me doutais pas qu’en 2001, une année seulement après t’avoir découverte, nous allions nous rencontrer et devenir rapidement ce couple littéraire fusionnel. » En filant la métaphore de la profanation, Ferret et Tchak seraient les gardien·nes du temple ; mais vu qu’Ananda n’est pas – le livre tient à le faire comprendre – divine, cela signifie que ce livre en deux parties et neuf chapitres est une invitation démocratique à celles et ceux qui ne connaissent pas Ananda Devi en tant que personne à s’approprier le fanum, à y pénétrer, et à évacuer l’idée même qu’il puisse y avoir des gardiens du temple et des fidèles éloigné·es.
Ferret et Tchak y insistent : ce livre n’est ni un roman ni un essai. Le directeur de collection évoque « un OVNI littéraire » : facilité journalistique. Citant Chamoiseau au sujet du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, Sami Tchak a suggéré qu’il s’agissait d’un « organisme narratif ». Annie Ferret, quant à elle, propose de nourrir le genre – inclassable, à réinventer – de la promenade littéraire, ce qui a une résonance d’autant plus forte si l’on pense à la manière dont le critique australien Ross Chambers a développé, en 1999, dans un essai capital, le concept de loiterature (mot-valise forgé à partir de loiter, errer sans but, et literature). Il s’agit donc d’une promenade dans l’œuvre d’Ananda Devi ; sans suivre les critères de l’analyse littéraire ou de l’essai universitaire, Tchak et Ferret ne cessent de renvoyer – de façon généralement allusive ou indirecte pour l’une, par des citations explicites pour l’autre – aux romans et aux poèmes de Devi. Ainsi, à l’allégorie vagabonde de la première partie répond le récit critique de la seconde. Lire le livre devient chose aisée, puisque ce qui compte, au fond, c’est d’avoir déjà, même un peu seulement, connaissance de l’œuvre d’Ananda Devi. Lire relèverait donc de l’excursion, ou, si l’on se fie au motif de la montagne, d’une randonnée sur des chemins escarpés : « Chaque grand livre est une montagne et bien des auteurs en ont laissé plusieurs, si bien qu’entrer dans leur monde revient à leur consacrer une partie de notre vie, sans qu’ils constituent à eux seuls la source où s’éteindrait notre soif. »
Sami Tchak propose ici d’aborder la lecture de chaque grande œuvre comme une longue anabase vers un sommet lointain. Si on se rappelle alors que, dans la première partie, Annie Ferret faisait dire à l’écrivaine s’adressant à son homonyme masculin (le moine) que « les montagnes et les roches [so]nt des ruines de géants, comme les sites vantés par les archéologues sont des ruines d’humains », on sent combien ce livre ne cesse de tituber entre deux impossibles – la ruine totale et le chef-d’œuvre absolu – et de raconter ce mouvement dans le dialogue, le débat, la lutte. Pour citer Tchak, de nouveau : « Je ne vais pas reconstituer ma vie, je raconte mes tessons ». Ferret, elle, fait de la ruine le signe même de l’importance de raconter et de continuer à interroger la force créatrice : « Si l’auteur et son œuvre ont assez de force pour persister, plus encore à l’état de ruines, cette trace abandonnée au temps et à l’espace et qui émeut presque davantage que l’original, c’est sans doute le signe le plus éloquent de leur nécessité et de leur grandeur. »
Peu importe en un sens, donc, que la personne qui lira ce livre soit familière de l’œuvre d’Ananda Devi, ou qu’elle n’en ait encore soulevé qu’un pan : dans l’exploration même, dans l’ascension difficultueuse vers un sommet peut-être inatteignable, s’écrit une forme de légende. Or, la légende, étymologiquement, ce sont les mots que l’on doit lire. Profaner Ananda invite à s’emparer d’un tel devoir, sous la tutelle d’une écrivaine dont le mot d’ordre (que d’injonctions, décidément !) est que tout écrivain doit chercher à s’aliéner, comme elle l’a écrit dans un essai primordial, Deux malles et une marmite (Project’Îles, 2021) : « C’est là notre travail, se mettre dans la peau de l’autre. J’ai toujours été subjuguée par la métempsychose de l’écrivain. Je n’avais pas envie d’être moi. Alors, toute ma vie, j’ai été une autre. C’est surtout cela, le travail de l’écrivain : devenir l’Autre. »