Enfermée pour une nuit dans la prison de Montluc à Lyon, Ananda Devi revoit et revit un siècle d’histoire. Un récit à la première personne aussi salutaire que régénérant. Comme « un bain de boue mémorielle ».
Pourquoi, et comment, une écrivaine écrit l’Histoire aujourd’hui ? La question est peut-être mal posée, pas aisée. Tant pis, tentons de répondre : elle écrit pour affronter les démons qui la guettent, l’attendent, la pourfendent. Ce serait comme une sorte de double contrainte : je veux écrire l’histoire, mais ne peux… Mais la nuit n’est pas toute noire, pas toute blanche non plus, il lui faut adapter son désir, réfréner ses craintes, descendre dans la gueule du loup, faire avec le silence des victimes. Le reste ? Il vient, viendra : le passé qui resurgit dans le présent, la vie avec le récit, les histoires qui s’emmêlent, le sujet qui souffre mille morts et pour cause : « Les différents chapitres de l’histoire de Montluc ne sont pas superposés en strates. Ils ne sont pas non plus des palimpsestes. Ce sont des lignes qui traversent l’espace et s’entrecroisent, parfois parallèles, parfois confondues, des lignes de vies parvenues à un point d’arrêt ici, où elles concentrent le poids de chaque histoire… »
La nuit s’ajoute à la nuit d’Ananda Devi est un texte de commande qui s’inscrit dans la collection Ma nuit au musée. L’autrice aurait pu choisir un lieu de confort, culturel à souhait, ou bien cultuel, ou cultissime. Elle confesse qu’elle a pensé au château de Voltaire, à Ferney-Voltaire, « cinq minutes à pied » de chez elle, mais on sent bien que c’est un songe de nuit d’été, sans risque aucun, juste des rêves faciles, dociles. Non, il lui faut aller voir dans la soute de l’histoire, l’hiver de la mémoire, alors ce sera Montluc, sinistre prison, mais lieu propice, propitiatoire presque : « Le sentiment qu’entre ces murs quelque chose de ce qui s’est passé m’entrera dans la peau. Je n’ai pas vécu ce qu’ils vécurent, mais peut-être pourrais-je le ressentir ? »
Montluc, tout le monde connaît et personne ne veut connaître, en a entendu parler, évite d’en parler. Montluc est traversé par les vents d’un siècle d’histoire, violents, contraires. D’abord prison de droit commun, puis lieu d’incarcération des résistants français, des Juifs, des espions ; les enfants d’Izieu y sont enfermés avant d’être déportés vers Drancy et exterminés à Auschwitz ; Jean Moulin, Raymond Aubrac, René Leynaud sont « passés » par là, et puis c’est au tour des objecteurs de conscience, des pacifistes en tous genres ; et ce sont encore des Algériens et des Français qui soutiennent la cause indépendantistes : onze d’entre eux y furent guillotinés. L’aile des femmes ferme en 2009, la prison devient alors un haut lieu de mémoire : grave, nécessaire, hanté.
Comment et pourquoi entrer, aujourd’hui, dans une prison fermée ? Rouvrir des cellules qui ne ferment plus ? Rester éveillée à côté de celles et ceux qui dorment pour toujours ? Ce sont quelques-unes des questions qui taraudent l’autrice, la font aller non pas de l’avant mais à l’intérieur de l’intérieur, si l’on peut dire. Douze heures de renoncement au dehors, douze heures de soulèvement au dedans. Fantôme contre fantômes : le sien contre eux, contre elles, tout contre : « C’est moi, oui, le fantôme. Au fil des heures, j’ajoute une couche de vêtements, mais rien ne peut me réchauffer face à ces cellules vides, ces cellules pleines, excavées par la ruine humaine. Une nuit pour tout dire. Tout saisir. Tout comprendre. Folie, folie. »
Montluc fut un lieu d’enfermement, de transit, de morts programmées. D’évasions aussi — André Devigny réussit à disparaître dans la nature trois jours avant son exécution : jamais repris (souvenez-vous du film de Bresson, Un condamné à mort s’est échappé, c’est lui…). Mais Montluc fut aussi un lieu de retour, d’aucuns diraient impossible : Klaus Barbie y fut ainsi incarcéré brièvement en février 1983 sur demande du ministre de la Justice d’alors, Robert Badinter, histoire, peut-être, de revivre ce qu’il n’a jamais voulu voir, condamné par la mort qu’il ordonna tant et tant de fois…
Ananda Devi brasse tout cela, cette matière, ce composite de victimes et de bourreaux, d’innocents et de coupables, le haut et le bas de l’échelle humaine, le noble et l’ignoble. Elle sauve ceux qui peuvent l’être, ne condamne pas ceux qui l’ont déjà été, tente juste de réparer l’irréparable. Au cœur de ce récit éprouvant, qu’elle éprouve, elle est à la fois passeuse et panseuse : « Je ne peux que t’offrir une nuit. Ridicule offrande. Mais je tente d’y mettre tout de moi : cette empathie qui m’a si souvent fait souffrir, mais qui m’a également donné les plus riches des intuitions, elle me guide vers toi, en toi, et je touche ces murs que tu as touchés, je lève les yeux vers l’étroit rectangle qui t’aura offert sa pauvre lumière, je m’assieds sur ce sol où tu t’es allongé, et je tente d’être, juste un instant, avec toi. » René Leynaud revit, revient, l’espace-temps d’un chapitre. Il est une heure du matin. Dormir, ce serait le faire mourir une seconde fois.
Penseuse, aussi. Car Montluc brasse et broie l’histoire telle qu’on veut bien l’entendre, l’admettre. Ou pas. Quelques paradoxes devraient nous sauter aux yeux, et pourtant : « Étrange retournement de l’histoire. Les résistants contre le régime nazi emprisonnés ici sont des héros. Les résistants contre la colonisation française des criminels. Les sévices, souvent, sont les mêmes. Nerf de bœuf, électrocution, privation d’eau et de nourriture. » La nuit d’une écrivaine porte conseil. Ouvre sur un autre jour.
« Étrange constat : les prisonniers, souvent, s’expriment par la poésie. » Telle remarque au détour d’un aparté sur Bobby Sands pourrait bien s’appliquer à l’écrivaine, l’enfermée d’une nuit. Car le texte de Devi a de ces fulgurances qui l’entraînent hors des sentiers battus du récit, comme si ses mots allaient buter contre les murs de la réalité, la force de la lettre qui lutte contre l’épuisement de l’être, la beauté d’un style alerte, sec, pour traduire la blessure des âmes et des corps. Les leurs, le sien : « Marcher. Aller. Venir. Longer les grillages, les barreaux, les murs, les vasistas. Compter les carreaux sous mes pieds. Les grands portraits se dissolvent et se déforment. Le bruit de la pluie est un crépitement de balles. »
Il y a dans ce livre un peu plus que des échos de l’histoire, grande et dérisoire, il y a des éclats de la mémoire d’Ananda Devi, qui affleure sans cesse à la surface de son texte, mémoire consciente-inconsciente, évidente, évidée. Ses aïeux qui « ont traversé d’autres océans, ont subi d’autres ravages ». Sa naissance dans un village de l’île Maurice, terre d’esclavage s’il en est, une violence pouvant en cacher une autre : « J’ai l’air de parler d’autre chose que du sujet dans lequel je m’engage ici. Mais pas vraiment. Pas vraiment. Il y a eu les coupables, les victimes, les complices, les indifférents, les sourds, les aveugles. Comme toujours. Il y a l’industrie de la mort. Des millions de déportés, de morts. Parle-t-on vraiment d’autre chose ? »
Il ne faudrait pas oublier l’aile des femmes, les refoulées, souvent, de l’Histoire. Devi ne l’oublie pas, ne les oublie pas, les prend sous son aile à elle, il est maintenant six heures du matin, elle sera bientôt « libre », elle, mais pas elles, certaines qui viennent tout juste d’être mères, qui ont choisi d’être enfermées avec leurs bébés. Ne pas ajouter la séparation du dehors à une autre séparation. L’intolérable à l’insupportable. Leur redonner un peu de temps à soi : l’écriture sert aussi à cela.
« Dans la nuit infinie de Montluc, des nuits s’ajoutant à d’autres nuits, le silence ne ressemble à aucun autre. C’est celui du vide, d’une noyade à bout de souffle… » C’est pour sortir de ce silence-là qu’Ananda Devi s’est enfermée seule, une seule nuit, dans cette prison. Cela peut se dire autrement : écrire ce que l’on vit. Ou l’inverse. Mais après tout peu importe, lorsqu’il s’agit de sauver quelque chose de l’Histoire.
Cet article a été publié par notre partenaire Mediapart.