Une initiation à l’Afrique ambigüe

Les sciences humaines consistent, dit-on, en un exercice d’éloignement. Dans Le continent du Tout et du presque Rien, roman alerte et fertile en nuances et rebondissements, le sociologue Sami Tchak se livre à une brillante traversée épistémologique en les dépeignant en exercice de proximité. Son héros, Maurice Boyer, ethnologue africaniste élève de Georges Balandier, doit « naître », entre joies de la rencontre et cuisantes déconvenues, « à l’ambiguïté de l’ethnologie » lors de son premier terrain à Tèdi, un village musulman du nord du Togo – le village de l’auteur lui-même. Devenu un savant reconnu, Boyer se penche sur ses années de formation, goûtant les derniers feux de la notoriété. Si l’ethnologie est « fille de la colonisation », ce sont autant les ambivalences de chacun que les ruses des colonisés qui offrent aux attachants protagonistes une occasion de se réinventer en se dévêtant, sans illusion de transparence, des oripeaux de l’altérité.


Sami Tchak, Le continent du Tout et du presque Rien. JC Lattès, 314 p., 20,90 €


Dans un admirable autoportrait en appendice à une réédition d’Afrique ambiguë (Plon, coll. « Terre humaine », 1957), Georges Balandier relate « les six premières années de sa carrière africaniste » en des termes que ne renierait pas Maurice Boyer, le héros du roman de Sami Tchak, né en 1946, l’année même où son mentor prend pour la première fois pied sur le continent : l’Afrique, écrivait Balandier, « fut à la fois mon révélateur et mon instituteur », « imposant » au jeune chercheur « une coupure culturelle absolue », lui « enseignant les différences et le refus des hiérarchies de races ou de cultures », lui « apprenant à apprendre, comme ferait un enfant ». Balandier dira encore que l’Afrique fut « sa véritable Sorbonne ». Pour autant, et au rebours de Léonora Miano écrivant « le Continent » pour désigner dans ses fictions l’Afrique subsaharienne, le mot s’écrit avec une minuscule dans le titre du huitième roman de Sami Tchak. Mais c’est le continent « du Tout et du presque Rien » : celui de l’expérience fondatrice, radicale et décapante, d’une vision englobante incapable de renoncer au surplomb, celui de voix presque inaudibles dans le concert des nations, mais aussi celui des petits riens qui font le tout, des nuances évasives où se noue, se dénoue et se renoue l’essentiel du dialogue et de la relation avec autrui.

Le continent du Tout et du presque Rien, de Sami Tchak

Sami Tchak (2021) © Francesco Gattoni

Lorsque débute le roman, Maurice Boyer, désormais au soir de sa vie, vit de nouveau chez l’Autre « alors que Bamako, de près ou au loin, bat de ses pulsations polysémiques ». Délivrant à son fils un cours téléphonique express sur les différences entre ethnologie, anthropologie et sociologie – on se souvient que Balandier se voulait sociologue de sociétés en mouvement –, il inaugure ainsi un récit voué à la relecture d’une ethnologie en forme de « barbelés spirituels que nous avions dressés autour des peuples dominés », puis au panorama des efforts pour s’en affranchir.

Trois parties organisent la quarantaine de chapitres aux titres suggestifs qui compose le roman. La première et la plus brève remonte à l’« âge d’or des esprits fécondés et fécondants », depuis les prémices de la décolonisation dans l’après-guerre jusqu’au premier choc offert par « la vivacité d’une ville nue » à l’arrivée à Lomé, en passant par la rencontre, sur les bancs de la Sorbonne à quelques mois de Mai-68, d’un étudiant togolais d’ethnie tem dont Boyer décevra l’amitié. La deuxième et la plus dense, intitulée « Au cœur du village » et retraçant les deux années cruciales passées à Tèdi, constitue le cœur de l’initiation existentielle de l’ethnologue en formation.

La troisième partie s’attache de nos jours aux « vies et discours » d’une Afrique désormais « fermentée » dans l’enchevêtrement des malentendus de la postcolonie. C’est l’occasion d’une mise en abyme de ces discours savants ou littéraires, incarnés par des personnages tantôt fictionnels, tantôt empruntés au monde littéraire réel, à l’instar de Gauz, dont le rire tonitrue à l’entame d’un chapitre. L’avatar romanesque du romancier ivoirien proclame sa défiance à l’égard « d’une idéologie [le panafricanisme] qui n’a que des “pères fondateurs” et pas une seule mère cachée dans un couloir de l’Histoire ». Écrivain de fiction cette fois, le brillant Babacar Ndiaye, premier amour de l’épouse de Maurice, livre quant à lui une analyse limpide des enjeux de la littérature africaine écrite en français. Il reste que, tout entier orienté par la vision ingénument autocentrée d’un narrateur imbu de son propre parcours, le roman laisse dans une insatisfaisante pénombre les motivations de Safiatou Kouyaté, ancienne disciple malienne de Maurice Boyer, à présent sa maîtresse, rayonnante et comblée à tous égards, dont on ne comprend pas très bien pourquoi elle persiste de son côté à dispenser ses faveurs à son vieil amant.

Le continent du Tout et du presque Rien, de Sami Tchak

Si le troisième volet du récit recèle, en une satire non dénuée de profondeur, de nombreuses clés pour appréhender la vie intellectuelle contemporaine, le panneau central du triptyque délivre une variation à la fois virtuose et émouvante sur les décillements de l’apprenti ethnologue. Accueilli en ces termes : « Tu es venu avec la saine intention de nous observer, de nous comprendre […], mais, en vérité, tu continues la grande œuvre occidentale : penser les autres, produire du sens sur eux et les mettre dans la situation des poissons pris dans un filet », le jeune homme paiera de sa personne pour enfin comprendre qu’il n’est pas permis, fût-ce à un ethnologue, de se cantonner à « l’attitude stérile du spectateur », pour reprendre les termes d’Aimé Césaire. Faire son terrain, c’est non seulement s’engager aux côtés des « autres », comme le fit Balandier, mais aussi être affecté, parfois profondément et physiquement (le jeune Maurice traverse ainsi quelques mémorables épisodes de diarrhées et de fièvres).

Choyé de façon envahissante par le chef de village qui lui livre pratiquement sa favorite, laquelle profitera à son tour de l’occasion pour goûter ailleurs une liberté impensable au village, Maurice est la cible de mascarades imposantes orchestrées par les villageois, destinées dans un premier temps à le leurrer en lui livrant l’Afrique qu’il attend, puis à lui infliger quelques leçons et humiliations plus cuisantes. En marge de cette initiation faite de séduction et de sévérité mêlées, Maurice partage sa condition ambiguë avec un autre étranger au village, l’imam venu du Sénégal. Avec ce dernier, le personnage le plus complexe et le plus attachant de cette galerie, il nouera une amitié elle aussi en demi-teinte et préservant, nonobstant la révélation des secrets d’un personnage aussi imposant que mystérieux, la part d’ombre de celui-ci.

Dans une étude qui a fait date (L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Gallimard, 2010), Vincent Debaene a formé l’idée de « deux livres » de l’ethnographe, monographie savante pour le premier, ouvrage « plus littéraire » et personnel pour le second. De l’œuvre savante de Maurice Boyer, on sait peu, sinon à travers controverses et échanges avec ses collègues, parmi lesquels son épouse Aurélie et son ami le linguiste Zakari. Quant au récit qu’il se fournit à lui-même, il s’agirait non pas d’un « deuxième livre », mais plutôt du troisième, celui du continent imposant le concert de ses voix à travers celle de l’autre : « L’Afrique est une narration ouverte, ça déborde de partout », observe le sage Zakari.

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