Voyage en territoire périphérique

Onze années après La France périphérique (Flammarion, 2014), Christophe Guilluy poursuit avec Métropolia et Périphéria. Ici, le propos n’est pas nourri de statistiques, courbes et chiffres : le géographe s’essaie à la fable et à une mise en scène allégorique en vue d’exposer les mêmes thèses que dans ses travaux antérieurs, mais en empruntant d’autres chemins que ceux de la démonstration à prétention théorique.

Christophe Guilluy | Métropolia et Périphéria. Un voyage extraordinaire. Flammarion, 224 p., 21 €

En quelques années, cet auteur aura su rencontrer une audience importante lui ouvrant les plateaux médiatiques, voyant s’entrebâiller les portes du pouvoir avec Nicolas Sarkozy et François Hollande et lui offrant un accès aux milieux qui détiennent ce qu’on appelle le monopole de la parole publique. Guilluy est donc devenu un « bon client », présenté comme l’explorateur ayant osé approcher et révéler ces terrae incognitae que sont ces « territoires » et les spécificités de leurs populations urbaines, périurbaines et rurales. À lui le mérite, donc, d’avoir, semble-t-il, rompu le consensus d’un pays unifié, soumis à une mondialisation mortifère, docile et crédule et agité parfois de quelques soubresauts et agacements éphémères. Guilluy le rappelle et y insiste : la France – et plus généralement les sociétés occidentales – est clivée, les classes existent et diverses résistances s’y font jour. 

La première partie de l’ouvrage présente ainsi une description allégorique de notre époque, de sa genèse et de son accomplissement. Deux planètes existent l’une à côté de l’autre. L’une s’est convaincue de disposer d’une organisation sociale satisfaisante mais menacée par un développement constant qui met en péril sa stabilité. Sur Périphéria, contrairement aux absurdités et manipulations régnant sur Métropolia, la simplicité, le partage et la prise en considération du bien commun régulent la société. Pourtant, on y assistait aussi, par comparaison avec Métropolia, à un délitement de la clairvoyance critique, résultat de la crainte d’être accusé de simplisme et d’esprit primaire. Métropolia profite de cette brèche pour coloniser Périphéria, utilisant la séduction et la brutalité directe en passant par la manipulation des esprits.  

Christophe Guilluy  Métropolia et Périphéria.  Un voyage extraordinaire.
Zone commerciale © Jean-Luc Bertini

Jugeant manifestement sa démonstration incomplète, l’auteur décrit, dans une deuxième partie, une île, un autre territoire où l’état d’esprit de la population pourrait se confondre avec ce « refus de parvenir », concept libertaire que l’on doit à Albert Thierry. Progressivement, les continentaux vont arriver sur l’île. Ils s’emparent lentement du territoire, et s’instaure insidieusement un processus de colonisation-exclusion. Les acteurs majeurs des délitements sociaux et culturels que vont subir les habitants sont les « bobos », faussaires de la bienveillance, tartuffes du progressisme et accapareurs insatiables. Et c’est en îlien que se présente l’auteur, clairvoyant et, de fait, cible du monde universitaire et de nombre d’intellectuels, au prétexte d’un soi-disant déficit de diplômes. 

L’épilogue d’un tel « voyage  en territoire extraordinaire » se devait de chercher la voie de la lumière. Si La ferme des animaux, cette fable orwellienne, est définitivement sombre, Guilluy se propose de démontrer que rien n’est perdu. Porte de sortie ? Promesse du futur ? Ce sont les gens ordinaires, ces « déplorables », ces méprisés, ces classes populaires, qui possèdent ce sens moral inné qui les préserve de « l’égoïsme libéral » : c’est cette « décence commune » décrite comme consubstantielle des « classes populaires » qui détient les clés de l’avenir. 

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Délaissant l’exposé théorique et sociologique de son travail, l’auteur invite émotion et subjectivité comme clé de partage de ses thèses. Là, ses thématiques par ailleurs récurrentes – immigration, insécurité, valeur travail, etc. – sont mises de côté, pour viser ce qu’il est convenu d’appeler les « bourgeois bohèmes », funestes responsables des multiples spoliations que subit le peuple. C’est alors dans les mots de son personnage Mychkine que Christophe Guilluy fait le pari de présenter le remède, la solution, lors d’une mise en scène empruntée à la fameuse Controverse de Valladolid : « c’est la décence et l’espoir qui sont en nous [le peuple] qui sauveront l’univers ».  L’affirmation n’en dit pas plus. Elle sous-entend. Et elle n’est pas sans évoquer, avec beaucoup plus d’abstraction, le messianisme du jeune Marx affirmant que « le communisme est le mouvement réel qui abolit les conditions d’existence ». Les mots que lance le géographe flottent dans une atmosphère alimentée de simplification revendiquée, où la forme-peuple, sans jamais qu’elle soit définie, l’emporte sur le contenu, l’espèce, l’histoire et les valeurs.

Est alors réaffirmé ce « bon sens » qui confond peuple et électorat, réalité et sentiment, égoïsme et morale. Car les questions de savoir ce qu’est « la décence commune », où elle se trouve, encore ou toujours, restent-elles sans réponse ? En observant la société avec les matériaux dont il se sert, quelle « décence » y a-t-il dans ce sujet supposément consensuel – que nomme par ailleurs le géographe – que serait « la question migratoire » alors même que les doléances des Gilets jaunes et les études récentes du Conseil économique et social repoussent ce sujet loin derrière le « pouvoir d’achat », les services publics ou encore les inégalités ? Guilluy fait des choix en prenant pour vérité ces produits de la politique de la peur que sont les obsessions migratoires et sécuritaires justement destinées à ne pas « abolir les conditions existantes ». Et cela fonctionne : Guilluy peut enchaîner les plateaux pendant que les électorats réclament plus de sévérité en esquissant miradors, camps et souffrances. Décence commune ? Elle rôderait, évanescente : un fantasme, ou bien la simple esquive qu’est la conclusion « positive » de ce livre. L’exposé des grandes et infimes sécessions en cours dans ces sociétés occidentales pourrait exiger aussi des précisions en rupture avec la doxa qui naturalise les stigmatisations, notamment des quartiers dits populaires, auxquelles adhère l’auteur : dans ces populations, toute decency est donc absente, juste de la violence et de la barbarie ainsi que le psalmodient presse, politiques et passants assommés de propagande ! 

Une fois exposé le remède, à savoir la fameuse décence commune, l’auteur rejoint le champ dominant de la critique de ces « bobos », critique largement partagée avec le ton de l’altérité et des clivages convenus d’aujourd’hui. Paradoxalement, le géographe qui se vante de penser le temps long semble découvrir le peuple évincé des villes, le progressisme mensonger et les flots de bienveillance déversés par les classes dominantes comme un phénomène spécifiquement contemporain.

D’est en ouest, les vents charrient toutes ces ambiguïtés devenues rentes pour les divers pouvoirs. Dans son ouvrage De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, George Mosse évoque la perte de la valeur de la vie humaine. Valeur ! Vie ! Humaine ! Trois mots autrement précis et ici remarquablement absents.