Le crépuscule des territoires

On aurait tort de bouder le livre de Christophe Guilluy, qui se lit comme un pamphlet, dont il a les limites ; le ton en est souvent insupportable, mais le fond fournit le socle de tout ce qui sera débattu, faute d’être résolu, à chaque soubresaut de la vie politique à venir. L’affaire est dès lors plus sérieuse que l’idéologisation des campagnes électorales ne le montre.


Christophe Guilluy, Le crépuscule de la France d’en haut. Flammarion, 254 p., 16 €

Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes ? P.O.L., 108 p., 9 €.


Oui, les intitulés des précédents livres de Christophe Guilluy marquent des réalités : Les Fractures françaises existent, comme La France périphérique, mais la géographie ne dit pas tout, même si le territoire invite à penser ce qui échappe aux nouveaux discours administratifs.

L’auteur attire sans relâche l’attention sur les « territoires perdus de la République », qui vont bien au-delà de ce que les islamophobes signalent. Sa sympathie va au monde des petits, trop oubliés de nos concepteurs et de nos aménageurs. A ses yeux, les futurs nouveaux pauvres, ou ceux qui craignent de le devenir, ne sont pas que de ridicules petits Blancs livrés à l’insécurité culturelle. Les perdants ont certes toujours tort, et nos aïeux se contentaient de les brocarder et de les caricaturer comme peu adaptables au monde moderne : les pauvres et les miséreux, les paysans et les rustres ont toujours fait les frais des regards portés sur l’évolution du monde. Tout cela n’a rien de très neuf, sauf à savoir que cela ouvre le champ à toutes les dérives et à tous les extrémismes.

Plus symptomatique ici est la détestation récurrente de tout ce qui serait peu ou prou « bobo », ces couches à la fois culturellement dotées et capables de s’adapter au monde contemporain. Cela non plus n’a rien de très neuf. Ce n’est pas loin des centres de pouvoir et de la création de valeur que se trouvent les serviteurs de la mondialisation. Ce qui indispose l’auteur, en revanche, c’est le discours progressiste – « mondialiste », aurait-on dit jadis – tel qu’il est tenu par ceux qui bénéficient de cet état de fait. La contestation s’accompagne alors de l’acceptation réaliste d’un ultra-libéralisme de fait. La critique, désormais intégrée au système, permet aux profiteurs du moment, qui sont les agents objectifs de l’écrasement des autres, de jouer sur tous les tableaux et de masquer la violence de la situation.

L’auteur se saisit de l’antiracisme de mise, qui ne va pas jusqu’à la mixité sociale, la différence dans la proximité restant peu favorable à une improbable, voire impossible assimilation. Ce qui laisse sur sa faim le lecteur, qui glane au passage des travaux souvent peu médiatisés malgré la gravité de la question, c’est que l’inconséquence de ceux qui tirent un profit personnel de la situation qu’ils décrivent et critiquent n’a rien d’exceptionnel. Faire marcher un système que l’on condamne a de tout temps été la croix (et la bannière) des élites de progrès. On sait aussi, avec Bernard Lahire comment chaque individu gère au petit bonheur ses propres contradictions et qu’« aller à la soupe » n’a rien de spécifique. Il n’est même pas certain que les grands psychorigides s’en exceptent. Mais la contradiction du temps présent est que la contestation de toute chose appartient désormais au système lui-même de façon à en intégrer, en mineur, les dégâts collatéraux. Ce qui sous-tend alors le livre est le refus de tenir la souffrance d’autrui pour simple variable d’ajustement dans un monde où la représentation chiffrée, intégralement idéologique, tient à la minorer, à la rendre informe et invisible.

L’intérêt de la géographie, qui reste sensible aux évidences – construites – de la cartographie, est de montrer ce qui s’oblitère habituellement : tout le monde n’est pas similairement oublié de l’histoire, tout le monde n’est pas non plus acteur d’un monde fou de pouvoir et d’accumulation d’argent, de biens, de satisfactions. L’image d’un monde où l’on valorise les métropoles par rapport aux régions en déclin relève bien de l’« idéologie de l’hypermarché » selon une formule heureuse du livre ; elle ne prend jamais en compte les surcoûts de la concentration urbaine (équipements, services, pollution, circulation, besoins de rénovation etc…). Parallèlement, le chiffre n’est pas inutile pour dire que l’effondrement de l’immobilier, quand les gens ne sont plus solvables, ou, à l’inverse, l’accroissement du nombre de cadres dans la population sont des indices sûrs des chances et malchances des êtres. Ainsi les territoires sont-ils rendus à leur capacité de déterminer des trajectoires, ce qui est toujours mieux que l’indistinction qui se borne à les réduire à de simples fictions à administrer, dont la finalité est de masquer les contradictions en jeu.

Christophe Guilluy, Le Crépuscule de la France d’en haut, Flammarion

Christophe Guilluy © Philippe Matsas/Flammarion

Ainsi un vaste S de la misère part de la Lorraine, jadis industrielle, pour filer par la basse Bourgogne, Nevers et la Marche jusqu’à Limoges et descendre selon la nationale 21 à Auch pour s’éteindre en Ariège. Une trace plus discrète de cet immobilier à moins de 1000 € le mètre carré s’essaie sans conviction de l’Indre vers le Cotentin. Là où le cri d’alarme est vif, c’est quand l’auteur, au cœur de sa démonstration, signale comment le monde salarié glisse massivement hors des « classes moyennes », ce ramasse-tout, inventé et préconisé à l’époque de Giscard, qui devait apaiser la société et rassembler les deux tiers de la population. Nos sociétés devaient ainsi connaître la fin de l’histoire. Mais la réalité est que tout ce qui n’est pas inclus dans les cœurs dynamiques des métropoles est « périphérique ».

Christophe Guilluy fait de cette mystification sa cause et sa justification d’auteur en repartant de la positivité des statistiques et de la carte; issu d’une des branches peu prisées en sciences humaines (la géographie) où la hiérarchie des prestiges maintient la philosophie et les sciences camérales comme références majeures, il polémique lorsque l’on simplifie son apport. En matière statistique, il conteste également les grosses machineries de l’INSEE qui réunissent ce qui doit se distinguer et maintiennent le mythe, ou la mystification majeure à ses yeux, celle qui permet de faire disparaître des préoccupations des politiques ces classes moyennes en repli, les ouvriers guettés par le chômage, les retraités pauvres et les divers ruraux.

L’auteur n’entend pas faire de ces petits Blancs l’antidote des immigrés et pas davantage « racialiser » indirectement le conflit des banlieues face aux zones périphériques, où le péri-urbain choisi peut s’opposer éventuellement au péri-urbain des relégations. Plus grave encore est l’indistinction dans laquelle on traite de l’urbain, de sa définition et des bassins d’emploi y afférant. La disparité des dynamismes est majeure ; rien de commun entre les petits centres amorphes qui s’égrènent en une ribambelle de noms au pourtour du Bassin parisien et les métropoles. La petite ville de Rémy de Gourmont est bien morte, elle et ses marchés. Dans ces considérations, le Sud, les Sud sont assez peu présents, masqués par les pôles qui se sont constitués de Bordeaux à Nice.

 Au fil de cet S de la déréliction qui balafre désormais la carte de la France, tout devient « compliqué », comme diraient nos élites, ce qui veut dire qu’il n’y a point d’issue, que les jeunes s’en vont, ce qui était déjà un des réquisits que posait « le meilleur économiste de France », Raymond Barre, dans son discours de Tarbes en 1977. Au bout de quarante ans de cette politique ultra-libérale, tous les facteurs de la précarité s’additionnent. Les cartes se surimposent : le chômage, les faibles revenus, les professions ouvrières, la rareté des cadres, bref qui vit alors dans son département d’origine est un peu anachronique, sauf à avoir eu la bonne fée de bénéficier des développements métropolitains dans sa corbeille.

Le livre ne porte pas, cartes à l’appui, que sur les effets de la métropolisation, ce qui serait déjà intéressant. Il laisse aussi des aperçus que l’on peut suivre ou réfuter. On imagine bien que les forts pourcentages de citoyens issus de l’immigration n’ont pas d’autre ressource que de se constituer, en cas de difficulté générale, en un espace ségrégé en bordure des zones dynamiques. Mais tel n’est pas le message. Loin d’opposer vainqueurs, nouveaux arrivants et vieux Gaulois, l’examen des difficultés engendrées par nos choix économiques rappelle que faire société est aussi un choix, que s’associer reste une possibilité, que le politique a tout lieu de se reconstituer au lieu de laisser faire la fatalité des communautarismes inavoués autant qu’inavouables. En cela, l’auteur mérite un peu d’attention, ne serait-ce que pour ne pas prolonger ce qu’il ne dit pas être inéluctable, et moins encore admissible. Il faut surtout intégrer ces données qui, accrochées au territoire, restent le cadre et le lieu de la vie des hommes, ce lieu où se forgent les associations voulues, les communautés espérées. Quand on parle si fort du « vivre ensemble », il faut tenir compte de ces constats qui ne sont pas réductibles à la suspicion de « ce qui fait le jeu de… » car nous n’avons plus le choix de ne pas savoir.

Et si on tirait les conséquences de ce qui ne va pas…

Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes ?; P.O.L

Nathalie Quintane © Hélène Bamberger

Une forme d’approche participante de la même situation incombe à Nathalie Quintane qui publie Que faire des classes moyennes ? et aimerait un monde plus « débonnaire », selon son propre terme. Elle définit avec soin, mais de façon vagabonde et plaisante, les avatars présents de ces classes moyennes (le pluriel est important, mais non rédhibitoire). Sa description appartient à un lieu – les banlieues contrastées – et une génération qui a désormais la quarantaine. Ils ont été différemment potaches et se sont insérés non moins diversement dans les activités de notre monde où leurs conditions de vie sont narcissiquement peu satisfaisantes.

Ce Que faire des classes moyennes ? précise les sinusoïdes des aspirations et des galères liées pour partie aux consommations supposées obligées, même hors toute Rolex. L’auteur revient sur les symboles d’antan et ceux du présent, de « l’armoire à glace » à la « Merco » (en argot banlieusard, la Mercedes, qui en prend un coup de ringardise). On ne tire pas nécessairement le diable par la queue, mais la menace plane, le désir de violence, d’actions gratuites ponctuées par la haine de l’autre et de soi. La petite bourgeoisie en est devenue son propre ennemi et le seul réel ennemi intérieur de la démocratie. Nathalie Quintane rompt ainsi avec la critique situationniste de ces classes à la manière de Debord, largement cité, car elle a de la bienveillance pour tous ces acteurs, comparses, voisins et protagonistes qu’elle connaît et elle entend dépasser le soupçon.

A l’inverse de Christophe Guilluy, qui fait de la mystification narrative de la société sa propre cause et sa justification d’auteur scientifique, Nathalie Quintane ne veut pas faire des exaspérations du quotidien et du « ça suffit ! » un discours de colère. Elle sait la force dévastatrice de la soumission ou de l’impuissance sans en accabler quiconque ni davantage s’en s’exempter, quitte à rêver, comme tant d’autres, d’un humanisme de bricolage, fait d’échanges non marchands, afin, surtout de « changer d’atmosphère ». Elle entend ou tout du moins elle espère contrer la rage dévorante qui fait de la pensée de la vengeance le principal moteur du temps.

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