L’exposition au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme intitulée « Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu » remet à l’honneur cette figure oubliée de l’imaginaire juif, âme en peine réincarnée dans le corps d’un vivant, qui connote la possession et la hantise. Un exercice de compréhension d’un mythe fort bienvenu.
Le terme « dibbouk », désignant « l’attachement » en hébreu, renvoie à une théorie de la transmigration passée de la culture mystique au domaine des croyances populaires et à leur réinterprétation par la littérature, en de multiples récits qui irriguent la période moderne, bien au-delà de leur usage folklorique ou religieux. Le dibbouk est ainsi l’équivalent d’un mythe comme celui du vampire dans la culture occidentale, significativement absent en contexte juif, sans doute parce qu’il est lié au sang et à de possibles développements antisémites. Dans les deux cas, cependant, il s’agit d’emprise et de revenance, d’un devenir surnaturel par-delà la mort et la fin qu’elle est censée faire advenir. La polarité entre vie et mort, Éros et Thanatos, masculin et féminin, est présente dans les deux cas. Et comme le mythe du vampire, passé du domaine folklorique aux versions labiles et infiniment variées de l’art à partir du romantisme, celui du dibbouk s’émancipe des énoncés ritualisés du folklore pour pénétrer la culture dans toute son extension, dans une temporalité en longue durée et des espaces de créativité multiples.
Le catalogue de l’exposition, très riche, permet de parcourir ces différents champs d’application d’un énoncé au départ associé à l’anomie communautaire, à la maladie aux frontières du psychisme, à l’inadaptation aux normes très strictes du fonctionnement coutumier. Dès la période biblique, puis dans les récits talmudiques et midrashiques ou plus tard encore dans la kabbale, les démons juifs sont légion, connaissant quelques incarnations célèbres comme Lilith, Samaël ou Asmodaï, tous reliés à l’Autre Côté, qui désigne le domaine du mal dans la cosmologie kabbalistique. Le dibbouk cependant s’en distingue, il est un esprit réincarné, une âme qui ne parvient pas au sort commun du jugement post mortem et erre d’une incarnation à l’autre, à cause de ses transgressions passées, qu’il doit apurer avant de trouver réparation. Invisible, il est doté avant tout d’une voix, particulièrement disruptive dans ses manifestations, qui vont de la moquerie débridée au blasphème le plus grave.
Il témoigne également d’une obstination peu commune, refusant de quitter son réceptacle par peur des démons vengeurs qui ne cessent de le tourmenter lors de ses phases de dénuement, il est mû enfin par une force peu commune, qui transcende le corps qui l’abrite et peut à l’extrême le faire imploser mais qui est également gage de résistance surnaturelle à toute action humaine visant à le circonscrire. Ces abris provisoires ne sont pas forcément humains et peuvent concerner les différents règnes, animal, végétal, minéral, mais les récits populaires décrivent avec prédilection les cas de possession humains, souvent la présence d’un « esprit » masculin dans un corps de jeune fille, ce qui rattache par analogie ces exemples de dérèglement féminin au vaste corpus occidental de « l’invention de l’hystérie » et du « sabbat des sorcières ». Avec la différence cependant qu’il n’a pas existé de chasse aux sorcières officielle en contexte juif. Le remède à la possession est à la fois religieux et prophylactique : il passe par la solennelle et terrible sanction de l’excommunication, associée à des recettes médicinales, comme les fumigations ou apotropaïques, comme les amulettes, les conjurations, l’exorcisme par un « maître du Nom », expert en manipulation mystique des lettres et de la numérologie hébraïques, traditionnellement dotées d’efficience sacrée.
À partir de ce riche substrat ethnographique et religieux, retracé dans le catalogue grâce aux articles et traductions du yiddish ancien de Jean Baumgarten, se déploie le devenir pluriel de la figure du dibbouk, dans les domaines de l’art moderne et du cinéma, retracés par Pascale Samuel et Samuel Blumenfeld (les deux commissaires de l’exposition), du théâtre, à partir de la pièce d’An-ski (la plus célèbre incarnation de la figure du dibbouk, l’équivalent du Dracula de Bram Stoker pour le mythe du vampire) et de sa mise en scène par la Vilner Trupe, en yiddish, puis par la Habima, en hébreu, qui vont, avec le film de Michal Waszynski de 1937, contribuer à exporter le dibbouk au-delà des frontières du monde juif, tout en le symbolisant de façon emblématique.
L’entrée dans l’exposition se fait de façon quasi initiatique par l’accompagnement visuel et sonore du film expressionniste de 1937 en noir et blanc, dans l’ambiance envoûtante des mélodies hassidiques et des dialogues en yiddish, tandis que les dernières salles sont consacrées aux développements contemporains produits par l’univers symbolique du dibbouk réinterprété par Wajda, Hanna Krall, Warlikowski, ces artistes polonais qui mettent en scène une Pologne « dibboukisée », purgée de ses juifs et hantée par un passé traumatique. Du côté américain, sont évoquées les recréations de Sidney Lumet, de Leonard Bernstein et des frères Coen, lesquels font précéder leur film A Serious Man d’un prologue où ils inventent une histoire de dibbouk, comme pour établir leur propre filiation de cinéastes américains issus de l’émigration juive européenne. Tout au long de ce parcours puissamment onirique, nous nous déplaçons parmi des artefacts multiples, depuis les objets traditionnels de l’univers religieux jusqu’aux recréations modernistes de performers contemporains : telle cette robe de mariée trempée dans le sel de la mer Morte de Sigalit Landau, ouvrant l’espace du rêve initié par le personnage de Léa dans la pièce d’An-ski, interprété de façon émouvante par Lili Liliana dans le film de 1937, au crépuscule du monde yiddish. Le dibbouk, métaphore d’un passé immémorial et de l’épaisseur coutumière de la vie collective, devient le signe d’une fragilité historique extrême, au moment du plus grand péril.
C’est toute la plasticité du mythe qui s’expose à la fois dans l’espace muséal et sur les pages du catalogue splendidement illustrées : affiches de théâtres en langues diverses, décors cubo-futuristes de Nathan Altman, qui vont fixer l’image d’un shtetl revisité par le Théâtre d’art de Moscou, et surtout photographies à la fois réalistes et auratiques de Youdovine, jeune photographe qui a accompagné l’expédition d’An-ski de 1912-1914 en Ukraine dans le but de collecter du matériel ethnographique ; c’est ce geste de collecte et de préservation qui est en partie à l’origine de la composition de la pièce Le Dibouk. Entre deux mondes, dont différentes versions voient le jour en russe, en yiddish, en hébreu, tout au long des années de la Grande Guerre, et qui est finalement mise en scène en 1920 à Varsovie un mois après la mort de son auteur, à l’âge de cinquante-sept ans.
L’exposition est aussi l’occasion de mettre en lumière et de largement diffuser la nouvelle traduction de Batia Baum, dans l’édition bilingue de la Maison de la culture yiddish-Bibliothèque Medem, avec une présentation de Yitskhok Niborski. Cette édition, d’une grande qualité, restitue le sous-titre « Entre deux mondes », qui caractérise si parfaitement l’univers intellectuel de l’auteur, ainsi que les quatre actes de la version originale, alors que l’ancienne traduction de Nina Gourfinkel et Arié Mambush était sous-titrée « Légende dramatique » et se déroulait en trois actes. Et surtout cette dernière était produite à partir de la version en hébreu de Bialik, le grand poète national qui avait traduit la pièce en 1918, essentiellement depuis la version russe, la première rédigée par An-ski avant même son auto-traduction en yiddish.
Avec cette traduction et le texte original en yiddish intégré à l’édition, c’est toute la créativité et la possibilité de transformation du mythe littéraire qui sont abordées au cœur de l’exposition, par les extraits lus ou placardés sur les murs, renvoyant le visiteur à un nécessaire retour au texte, moment fondateur de reprise et de métamorphose du matériau folklorique. Si l’on compare en effet le texte d’An-ski aux récits traditionnels ou même à l’impressionnante scène d’exorcisme qui clôt Satan à Goray d’Isaac Bashevis Singer, on est frappé par la singularité de sa position dans la chaîne de transmission et de réinterprétation personnelle de l’énoncé collectif. Ainsi que le signale Yitskhok Niborski dans la préface, il n’y a aucune autre occurrence d’une possession amoureuse motivant l’entrée du dibbouk dans le corps de sa victime.
Le choix d’An-ski est donc proprement romantique, à l’égal de ce qui s’est produit pour la figure du vampire, singularisant l’énoncé folklorique par le motif de l’amour empêché et de l’union par-delà la mort. Cette histoire de passion contrariée entre deux jeunes gens prédestinés à leur insu l’un à l’autre par les promesses de leurs pères renvoie à un schéma tragique de destinée et d’engagement non tenu, une faute antérieure due à la génération des pères, dont le caractère non réalisé implique une déchirure dans la texture mystique de l’univers. Et c’est en revenant symboliquement à une énonciation traditionnelle que la réunion des amants dans la mort, motif hautement universel, va se charger de suturer cette fêlure, rétablissant ainsi l’équilibre au plan religieux, selon les croyances messianiques de la kabbale d’Isaac Luria et du hassidisme. La pièce est ainsi encadrée par un chant qui établit la nécessité de la chute pour accéder à l’élévation, reprenant un énoncé typique du faux messie Sabbataï Tsevi au XVIIe siècle, largement vulgarisé par le piétisme hassidique ultérieur. L’évocation des rituels et l’atmosphère pieuse de la maison d’études sont puissamment bouleversées (et peut-être renversées) par un vent de contestation qui vient de l’intérieur, en une vision d’affrontement radical finalement unifiée par le langage théâtral et celui du mythe. La voie singulière de la rébellion des jeunes personnages est ainsi codée par le symbolisme communautaire et les croyances collectives, autour de l’histoire des massacres cosaques de 1648, avec les légendes hagiographiques qui en transcendent la violence, et grâce à la tradition narrative hassidique, qui en constitue le substrat.
De cette façon, An-ski réunifie son propre parcours de militant révolutionnaire dont une grande partie de l’activité s’est exercée à destination du peuple russe, avant de s’infléchir en « retour » vers la collectivité dont il est issu. Il produit une image transfigurée des apories de son existence, typique des soubresauts de la fin de siècle en milieu juif russe, traversé par l’appel de la révolution et de la justice sociale mais aussi par celui de la défense d’une collectivité nationale en voie de constitution. La critique la plus acerbe dans la pièce est réservée au père, oublieux de sa promesse et de son amitié de jeunesse, dont le cœur s’est fermé à cause de la corruption de l’argent. Dans le film de Waszynski, cet énoncé donne lieu à une scène lourdement chargée, où le personnage de Sender, le père de Léa, compte son argent de façon compulsive. Le livre de Samuel Blumenfeld sur le parcours du cinéaste, lui aussi né dans la tradition juive et se faisant passer à la fin de sa vie pour un aristocrate chrétien aide sans doute à comprendre les accents dérangeants propres à ces images, elles aussi, hélas, typiques de leur époque.
Aucune ambiguïté semblable chez An-ski, mais l’alliance, au contraire, de deux impératifs catégoriques à égalité l’un de l’autre : la défense universelle des humbles et des victimes de l’oppression, et la conviction inébranlable de la valeur vitale de la connaissance de son passé par la communauté nationale juive. Narodnik (populiste) et père fondateur de l’ethnographie juive russe, ami de Doubnov et de Peretz mais aussi des protagonistes parmi les plus importants de la révolution russe, Il s’impose comme l’infatigable défenseur des réfugiés juifs de la guerre mondiale. Délégué S. R. de la Constituante avant la prise du pouvoir par les bolcheviks qui vont l’obliger à quitter la Russie, pour s’éteindre à Varsovie, épuisé par les épreuves et l’errance, An-ski est resté célèbre avant tout par l’écriture de sa pièce, devenue bestseller mondial. Il a beaucoup écrit, en russe et en yiddish, des pamphlets politiques, des essais ethnographiques, des récits de fiction, dont très peu ont été traduits en français ; il était temps de le mettre en lumière grâce au clair-obscur et aux possibilités métamorphiques du mythe.