Dans la montgolfière du temps

Mélancolie des confins. Nord est le premier livre d’un projet en quatre parties – « mémoires sans être des mémoires », « récit de voyage […] prétexte à la réminiscence et à l’exploration du passé ». Mathias Énard part du crépuscule et de l’automne berlinois pour mener une superbe méditation sur les mystères de l’esprit et le passage du temps. Rayonnant d’un lieu à un événement, d’un livre à une idée, il interroge l’histoire, la guerre, et la littérature, en particulier romantique. Et, puisque Mélancolie des confins. Nord naît d’une visite à une amie malade, il interroge aussi l’amitié et la mélancolie.

Mathias Énard | Mélancolie des confins. Nord. Actes Sud, 320 p., 22,50 €

À la suite d’un accident cérébral, E. est hospitalisée à Beelitz, dans les environs de Berlin. La clinique est au milieu d’un vaste complexe désaffecté, ruines « concentra[n]t l’histoire tragique du Brandebourg », où, pendant la Première Guerre mondiale, Hitler fut soigné et où l’Armée rouge établit après la Seconde « son plus grand hôpital militaire à l’ouest de la mère patrie ». Dans son retour à Berlin à travers la pluie et le froid, la tristesse de Mathias Énard trouve un écho dans les traces de l’histoire et dans son érudition de lecteur.

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Un magnifique questionnement sur ce que peut la littérature face à la béance de la mort ou de l’esprit blessé.

Les statues, celles des soldats soviétiques survivant aux Marx et Lénine déboulonnés, celle de la Belle au bois dormant de Louis Sussmann-Hellborn recluse dans l’île aux Musées, les peintures de Käthe Kollwitz, dont le fils meurt pendant la Première Guerre mondiale et le petit-fils pendant la Seconde, servent d’enclencheurs à la réflexion sur les batailles. Seelow, dernier verrou sur la route de Berlin, et Stalingrad, la mère de tous les combats et héroïsmes modernes. Mathias Énard les évoque de manière passionnante à travers les livres qui les ont racontées : Stalingrad et Berlin de Theodor Plievier, Éclairs lointains. Percée à Stalingrad de Heinrich Gerlach, pendants allemands (et antinazis) à Vie et destin. Il affirme aussi son goût pour les récits italiens de la retraite après Stalingrad, Le sergent dans la neige de Mario Rigoni Stern, Cent mille gamelles de glace de Giulio Bedeschi, Jamais trop tard ou La route du Davai de Nuto Revelli : « chefs-d’œuvre ». Mathias Énard reprend les tourments dantesques des Alpini, obligés de marcher par – 40° C avec seulement des mulets, à la fois bêtes de somme, chauffage, compagnons et nourriture, et ceux des soldats allemands encerclés, contraints de « sucer de la cervelle de cadavre dans la neige ».

Il est plusieurs fois question de crâne dans Mélancolie des confins. Nord : celui de Schiller – qui en avait deux –, une autopsie clandestine de la tête de Joseph Haydn, un crâne de mouton qui, pour un réfugié syrien traumatisé, pourrait être celui de sa mère, les têtes des guillotinés de la Révolution que moule la future Mme Tussaud. Comme des memento mori interrogeant le mystère de la vie, aux frontières de la douleur, de la psyché et de l’art. À son retour de la clinique, chassé par la pluie glacée, l’auteur trouve refuge dans une librairie où il achète Histoire d’une amitié de Rupert Safranski, sur Goethe et Schiller, et Lenz de Büchner.

Mélancolie des confins. Nord, Mathias Enard
Mathias Énard © Jean-Luc Bertini

Les errements de Jakob Lenz, ceux de Rami, le réfugié syrien torturé, sont auscultés en de belles pages inquiètes : « La folie de la violence de guerre courait derrière Rami comme la démence a rattrapé Lenz dans la nouvelle de Büchner ». Les abîmes de l’histoire appellent ceux de la littérature : prisonnier dans un camp soviétique, Heinrich Gerlach y écrit son roman sur Stalingrad. Celui-ci est saisi par le NKVD. De retour en Allemagne, avec le secours de l’hypnose, Gerlach parvient à réécrire son livre. Lorsque le premier manuscrit est retrouvé par un chercheur dans les archives soviétiques, « pour qui en a la curiosité, la comparaison des deux versions est une sorte de petit miracle […] on voit (on lit) très clairement de quelle façon la mémoire de Gerlach a fonctionné ».

Tirant en virtuose les fils de la pensée et les liens, Mathias Énard se penche sur l’hypnose de Mesmer à Freud – qui la rejette –, sur le sommeil surréaliste, sur la poésie des nuages, sur les météores dans la rigueur de l’hiver, des souffrances du jeune Werther à Lenz paysage-état d’âme de la folie. La croisade contre les Wendes conduit à saint Bernard qui conduit à la prison de Clairvaux qui conduit… Il revient aussi sur des douleurs tues. Celles des civils allemands bombardés à Hambourg, Dresde ou Mayence, évoquées par Sebald dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Celles des soldats iraniens de la guerre contre l’Irak. Celles des réfugiés syriens qu’il a côtoyés à Berlin. Ou celles de ces adolescents traumatisés, interprètes de leurs parents, qui en Suède ou en Australie tombent dans un sommeil catatonique lorsqu’ils apprennent que leur demande d’asile est rejetée.

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« La littérature naît dans cette faille, dans cette frontière, cette limite de la violence », nous dit Mathias Enard à propos de Stalingrad. Comme si les livres étaient « une longue cicatrice suintant les morts » et les énigmes de l’esprit enfermé en lui-même. Issus eux-mêmes « d’autres textes, d’autres livres », les livres combattent la hantise de la perte, comme l’amitié dont l’auteur nous donne quelques exemples à travers des anecdotes le concernant. La fin de son texte illustre la manière dont la littérature n’efface pas la perte, mais en console. Mathias Énard fait ainsi appel à la poésie arabe préislamique d’Imru’ al-Qays, à Al-Maqqari qui réalisa une encyclopédie de l’histoire et de la culture d’Al-Andalus perdues, nous transmettant des extraits de L’Épître des nuages d’Abd al-Majid al-Siqili : « Dans les contrées où il ne pleut jamais ou presque, le nuage est un accident. Il rappelle au poète des faits de l’imagination. On ne peut espérer la pluie ; néanmoins, le nuage concentre pour celui qui l’observe une partie de la beauté liée à cet espoir. Le poète utilise les nuages comme une réserve de splendeurs, qui ne viendront jamais en dehors des mots ». La littérature, nous dit Énard, « ne peut rien à part franchir, atteindre, grimper, se perdre ». C’est déjà beaucoup. « Elle s’envole, rarement, franchit des distances immenses et puis s’interrompt, tombe dans le silence ». Dans les dernières pages, il se souvient d’E. le distrayant de son vertige alors qu’ils montent dans la montgolfière du journal Die Zeit, avant que le récit ne reste en suspension, tel le Court Voyage sentimental de Svevo.

Il faut passer sur une couverture peu en accord avec le contenu du livre pour s’apercevoir que Mélancolie des confins. Nord mobilise l’érudition déjà présente dans les précédents livres de Mathias Énard pour un magnifique questionnement sur ce que peut la littérature face à la béance de la mort ou de l’esprit blessé. L’écrivain y répond par une impressionnante actualisation du romantisme comme traitement de nos angoisses contemporaines.