À sa façon, discrète, persévérante, Suzanne Doppelt poursuit un travail qui oscille entre prose, poésie, photographie et histoire de l’art, construisant patiemment un musée miniature très privé. Il faut pour y entrer accepter un certain nombre de règles. Enfoncer une porte non ouverte. Tendre l’œil et l’oreille. Avoir l’esprit joueur. Se laisser chuter jusqu’au moment où apparaissent un sol, des balises, des motifs.
Pour ceux qui ne la connaissent pas, rappelons que Suzanne Doppelt commença à se rendre publique par la photo noir et blanc, privilégiant de très gros plans sur de très petites choses, de minuscules créatures, indéfinissables, qui évoquaient l’origine du vivant, un état embryonnaire à mi-chemin entre l’animal et l’humain. Cela formait des compositions aux tons alanguis, très personnelles, antérieures à l’avènement du numérique. L’argentique permettait sans doute un nuancier gris infiniment varié. Qui plus est, Suzanne Doppelt a toujours affectionné les bizzaria – un mot chantant que l’on trouve dans son dernier recueil, qui désigne une sorte d’agrume sorti du rang, dont la difformité attire le regard et enchante les curieux.
Peu à peu, donc, sur la pointe des pieds, engageant un manège écrit qui n’a plus cessé, Suzanne Doppelt a prolongé ses clichés reproduits en petit format par des rêveries textuelles, remplaçant la photo proprement dite par des reproductions de tableaux ou des photogrammes, suivant un graphisme sobre – une esthétique de la retenue. Ces illustrations, légères ou en filigrane, ainsi que les blocs de texte, sont accompagnés par quelques ombres ou quelques traits géométriques où dominent les figures du cube et du carré : « de quoi informer le monde », écrit-elle.
Dans Un beau masque prend l’air, ni le monde ni les lettres ne sont informés comme de coutume. Prenez la ponctuation et les usages typographiques. Suzanne Doppelt répugne aux majuscules, aux numéros de page et aux cadratins. On ne peut pas vraiment dire que ses phrases sont longues car ce sont à peine des phrases, il s’agit plutôt d’une accumulation d’associations de termes écrite au présent et à peine ponctuée. Au lecteur de respirer et rythmer. Il arrive que l’on hésite à rattacher tel adjectif au substantif situé avant ou après : elle accumule les mots comme des Lego, elle les déboîte volontiers, non par pure facétie, mais parce que c’est ainsi qu’elle perçoit les êtres, les objets et la peinture, par morceaux, isolément, suivant un cadrage peu arbitraire en fait.
Sa poésie sous-entend […] un besoin de contenir l’univers et d’en détacher des images concentrées, harmonisées et stabilisées, enlevées au chaos du dehors.
Un beau masque prend l’air (un titre emprunté à Apollinaire) est une suite de 17 sections, dont chacune est une méditation née d’un tableau d’une époque et d’un continent variés. C’est une collection privée. Le choix de Suzanne Doppelt est d’une absolue subjectivité et ne fait aucune concession à la chronologie temporelle ou spatiale. De façon plus générale, il fait peu de concessions. Les premiers mots du premier texte sont « ni des comiques ni des tragiques ni des satiriques ». Ni ni ni : elle vous invite à entrer dans son musée secret tout en vous en barrant l’accès. Sans préface ni préambule ni présentation. Elle exagère, vous dites-vous.
Néanmoins, vous poursuivez, intrigué. Venise, 1751, un rhinocéros, Clara, un oiseau javanais, un pipeau… vous découvrez que cette section est numérotée, mais à la fin, et que les 17 tableaux décrits sont reproduits dans les dernières pages du recueil. Le premier tableau est en effet Le Rhinocéros, de Pietro Longhi, une merveille d’humour et de raffinement, un comble de découverte de l’autre : l’autre animal, l’autre exotique, l’autre préhistorique. Masques vénitiens, carnaval et délices d’un temps lumineux : vous avez envie d’aller à Venise, ca’ Rezzonico, et de relire ces trois pages in situ, sur le vif, face à cette peinture ou en lui tournant le dos, pour essayer d’éprouver la surprise de ces hommes et ces dames masquées observant ce bien épais pachyderme.
Ça y est, vous avez les cartes en main et vous pouvez suivre ce drôle de guide qu’est Un beau masque prend l’air. En chemin, vous remarquerez que Suzanne Doppelt évoque la figure de l’aveugle (le lecteur ?) obligé de tâtonner pour voir, mais aussi celle de trois adolescents découvrant par hasard une grotte, cinq mains sur une paroi et l’aube de l’Art, celle d’un enfant qui « regarde les yeux vagues », ou encore un parc nocturne cachant un cadavre que l’agrandissement d’une photo dévoilera. Voir, apercevoir, entrapercevoir, observer, accrocher le regard, agrandir, rétrécir…
Sa poésie sous-entend non seulement une réflexion sur le regard et les arts visuels, mais un besoin de contenir l’univers et d’en détacher des images concentrées, harmonisées et stabilisées, enlevées au chaos du dehors. Le musée de Suzanne Doppelt, celui de chaque livre et celui que composent tous ses livres mis bout à bout, est réduit. Il compose une maison de poupée qui rassure et assied fermement le monde. Il a néanmoins le goût de l’étrangeté, celle qui étonne et ravit, mais aussi celle qui angoisse : « les murs travaillent sans relâche poussent penchent se lézardent une carte provisoire la maison flotte ». Il est chargé de références qui reviennent d’un recueil à l’autre, peut-être pour conjurer le néant.
Références aux animaux dont elle aime la beauté, l’incongruité ou la placidité – ils ont une douceur que n’ont pas les hommes. Aux chats, celui « d’un rabbin » ajoute-t-elle en un clin d’œil que beaucoup percevront. Aux usages et aux superstitions détournant du mauvais œil – la magie a une permanence qui la fascine. Aux fleurs et aux plantes vénéneuses et cardiotoxiques – elles semblent avoir échappé à la classification de Linné pour se venger sous sa plume. Aux amis et amies, poètes, artistes, traducteurs : toi qui lis ces lignes, peut-être sais-tu sa complicité avec Pierre Alferi, Anne Portugal (auteure d’un Plus simple appareil qui dénude Suzanne au bain, elle aussi), Jean-Christophe Bailly…
Ils et elles sont présents entre les lignes et pourraient figurer en note, mais le recueil de Suzanne Doppelt peut lui-même se lire comme un vaste appareil de notes ; une suite de cartels peu didactiques, pourtant minutieux, travaillés, pleins de reprises et de mots rebondis. Chacun des tableaux commentés est une fantasmagorie, un « intérieur [qui] représente l’univers » ; et chacun des cartels est une seconde fantasmagorie, appuyée sur la première, rassemblant le lointain et le passé. Un parfum benjaminien y flotte, venu de Paris fin XIXe, passé par une Europe meurtrie et échoué sur les rives de la poésie contemporaine, entre XXe et XXIe.