La danse de l’araignée

On connaissait les longues phrases fluides de Suzanne Doppelt, le déroulement sans heurt de cette prose poétique si particulière, balancée ou appuyée (plutôt qu’interrompue) sur un usage récurrent de la virgule. On les reconnaît dans Meta donna. Pas de paragraphes, pas de point final en bas de page, mais un flux discret et mélancolique que rythme la suspension du souffle, virgules aidant. Et pourtant dans ce dernier livre on perçoit d’emblée une différence de style, de rythme : plus dense, plus soutenu, porteur d’une tension qu’on devine plus dramatique, ou du moins inhabituelle.


Suzanne Doppelt, Meta donna. P.O.L, 80 p., 13 €


Cela peut être dû au sujet, puisqu’on va parler cette fois de danse, via un film, donc de mouvement obligé, à double titre (ajoutons, c’est important : on parlera de misère, aussi). Il ne s’agit plus pour Suzanne Doppelt de partir d’une image fixe ni d’un objet comme support aux variations du regard : le tableau de Jacopo de’ Barbari dans La plus grande aberration (2012), la machine optique d’Amusements de mécanique (2014), ou le célèbre tableau de Chardin, La bulle de savon, dans Rien à cette magie (2018).

Le prétexte est donné ici dès la première page. Le choc initial a été suscité par un petit film, un documentaire en noir et blanc de 18 minutes, réalisé en 1962 par Gianfranco Mingozzi dans la province du Salento, dans le sud de l’Italie, intitulé La Taranta. Le film est lui-même inspiré d’un livre saisissant de l’ethnologue Ernesto De Martino, paru en 1961, consacré à l’étude d’une danse très ancienne, propre à cette Italie pauvre et délaissée, à la fois rituel païen, ferveur religieuse, transe, possession et thérapie – provoquée, dit-on, par la morsure que l’on croit mortelle d’une araignée qui lui donnera son nom : « La danse exécutée est la tarentelle, c’est-à-dire la danse de la petite taranta. Le tarentulé, qui a été mordu, devient en dansant l’araignée qui l’a mordu et en même temps il la piétine et il l’écrase du pied qui danse […]. Celui qui danse se fait araignée : il l’imite, rampe sur le sol ou marche à quatre pattes ; il grimpe, tisse sa toile, saute mais en même temps il s’engage dans la lutte contre l’araignée qui le possède » (Ernesto De Martino, La terre du remords, éd. Synthelabo, 1999).

Meta donna, de Suzanne Doppelt : la danse de l'araignée

Suzanne Doppelt © P.O.L.

Le titre choisi s’éclaire, Meta donna, autrement dit : moitié femme, moitié araignée. L’identification avec l’animal source du mal est essentielle – peu importe que la morsure ironiquement soit anodine et le danger surjoué : cette tarentule-là est inoffensive, mais il faut que la mort rôde pour que la catharsis opère. On pense à Georges Didi-Huberman, évoquant dans Le danseur des solitudes (Minuit, 2006) la proximité ancienne de la mort et de la danse : « Même la mort se danse, non seulement dans la chorégraphie des vivants qui se lamentent, mais encore dans le fait que les plus beaux mouvements de la danse se trouvèrent, dans l’Antiquité, justement sculptés sur les parois des sarcophages ». Plus loin, il invoque Nietzsche citant les danseurs de la Saint-Guy ou de la Saint-Jean, les possédés, les danseurs de tarentelle.

Une oreille française risque d’entendre (faussement) dans le titre la traduction du terme méthadone, cet opiacé de synthèse, remède à la dépendance à la drogue ; la proximité phonétique aidant, il entend aussi belladonne, cette plante toxique aux baies vénéneuses, à la fois drogue et poison, « cerise du diable » ou « morelle furieuse ». Théophraste l’appelait « mandragore à fruit noir ». Or cette plante capable d’induire transes et hallucinations, liée à la magie noire et à la mort, va acquérir au XVIe siècle le statut de plante médicinale, selon le principe désormais connu que tout poison porte en lui son remède.

La coupure visible dans le titre, meta/donna, nous informe de ce double état, femme/araignée, mais aussi poison et remède, malheur et catharsis, souffrance et réparation – provisoire celle-ci, toutefois, puisque la tarentelle se danse le 29 juin, fête de saint Pierre et de saint Paul, ces deux piliers de l’Église curieusement convoqués comme intercesseurs à ce rituel de désenvoûtement quasi païen.

Ce dispositif binaire en miroir, à la fois opposé et complémentaire, est repris dans la composition même du texte. Sur la page de gauche, un texte plus bref, en italique, dévolu au décor et à ses figurants, et qui correspond aux séquences du film : soleil vertical, « blanc sur blanc la lumière enlève les bords », silence de plomb, chaleur étouffante, paysage dévasté, femmes immobiles qui trient le tabac à même le sol, ennui étale. Sur la page de droite, en caractères romains, la danse et sa danseuse, l’explosion du mouvement et l’irruption de la musique dans cette vie comme arrêtée.

Car c’est « ce rythme insensé » de la tarentelle, tambour et voix, cymbales, ou plus rapide encore, à Naples, le tambourin de la Tammariata que l’on danse pendant la semaine de Pâques, « le violino, celui du barbier, le tamburello, celui du paysan, et le pisarmonica du fossoyeur », qui vont devoir déjouer « l’ennui si profond » de ce quotidien sans issue. Les phrases glissent et accélèrent, un souffle plus urgent traduit le vertige, c’est « un genre unique de mouvement », « il se répète même forme même affaire » : la répétition, chez Suzanne Doppelt, fonctionne d’ordinaire comme un relais d’un livre à l’autre, un renvoi constant à un fond intime, un réservoir personnel d’images. Ici le procédé est essentiel, se fait plus fréquent, plus impérieux, car c’est le jeu obstiné des pas que le texte reproduit, la danse même qu’il dessine.

Cette fois, la cadence est différente : non plus les cercles et les boucles paresseuses de la bulle de savon dans Rien à cette magie, ou les volutes et les vrilles végétales délicates qui se déplient dans Le pré est vénéneux, mais le pas, le choc du talon, la ligne répétée de façon hypnotique, le rythme syncopé de la musique et du chant. La répétition, c’est aussi bien sûr le retour cyclique du rite et celui des saisons, puisque nous sommes en juin. Or cette cérémonie répétée est inopérante, elle ne promet rien, aucune garantie d’abondance, sinon au contraire l’angoisse récurrente dans ces régions misérables : cette année encore, qu’en sera-t-il de la récolte ?

Meta donna, de Suzanne Doppelt : la danse de l'araignée

© Suzanne Doppelt

Quant à la danseuse elle-même, en toute logique elle apparaît sous la forme initiale de son double animal, l’araignée. Et, aussi logiquement, le premier membre cité est le pied, comme la danse l’exige : « L’écrevisse en a douze dans l’eau, la mite huit, la mouche six pieds dans les airs, ceux du singe sont plutôt des mains ». L’homme n’en a que deux, mais c’est la mesure de toute chose ; le soleil est égal à la largeur du pied levé, dit Héraclite. Le pied est aussi « un très bon engin pour circuler », « une machine pleine d’astuce ». Et comme c’est souvent au pied que l’araignée vous mord, « on peut frapper le sol furieusement et écraser le motif, qui donc t’a mordu ? t’a-t- elle mordu au pied ? ». L’humble araignée est donc coupable, c’est son venin qui nous inocule le malheur, l’exorcisme nous l’affirme, car la tarentule chaque année mord et remord. Sa morsure hélas ne sera jamais guérie – comme le souligne le titre même de De Martino, La terra del rimorso (La terre du remords).

Le pied est une petite machine, et la danse une arme de combat. Le pied, « machine », devient « acrobate », puis « funambule », sur un fil, comme l’araignée, son adversaire et son double, car, dans cette bataille fantôme, « l’un prend le masque de l’autre ». Le funambule suit gracieux les méridiens du monde déployé sous ses pieds, « un chemin de ronde ordonné selon sa mesure, il danse imitant la rotation de la terre », mais peu à peu son pied assuré lui fait défaut, la mécanique se grippe, le funambule devient automate, puis polichinelle. Sur la page de droite apparaît alors la première illustration, un collage photographique en noir et blanc, qui met en scène un pantin désarticulé, comme disloqué, une danseuse marionnette, petite jupe relevée et bonnet rond, rejetée en arrière, et marquée d’un chiffre, fig. 13. La figure appartient, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à la planche « Amusements de mécanique », renvoi au titre d’un ouvrage précédent de Suzanne Doppelt.

Cette « ghost dance » est une incarnation : chaque fois, sans coup férir, la danseuse devient l’araignée, « diventa il ragno ». Le duel se résout en « un beau mélange des genres », la métamorphose s’opère, « animal, végétal, minéral et sidéral la matière passe d’une forme à l’autre ». Car toute forme entraîne une autre forme, toute matière se recompose, tout regard se dissout en un éclatement de points de vue et de perspectives. L’écriture elle-même est une suite de variations, de doublons et de reprises, et ceci tout particulièrement chez Suzanne Doppelt – on connaît son œil de photographe, son travail sur les anamorphoses et sa fascination constante pour les hasards de la perception. Puisque (c’est un truisme) tout change, et la seule constance est le changement (Héraclite, bien sûr).

La danseuse s’arrêtera lorsque, épuisée par sa transe implacable, ses pieds cèdent sous elle, « blanche comme un linge jusqu’au vertige et jusqu’à l’oubli elle retombe pauvre chiffon ». La lutte est inégale puisqu’elle se fait contre le malheur, et donc contre des fantômes : « son numéro se fait sur la poussière des morts et tous les absents ». C’est une danse de mort car son ombre l’escorte, or l’ombre marque sur le sol la mesure d’un corps et donc d’un cercueil, et d’une tombe à venir.

Mais une mort plus définitive encore menace, c’est celle du rite lui-même, car la Tarentelle va disparaître. Le monde change, dans les années 1960, le film de Mingozzi documente ses dernières manifestations, le rituel devenu sans objet s’amenuise et disparaît. La danse persiste mais comme pur spectacle, « fantaisie zoologique », tourisme sans magie, « debout sur le parvis ça tourne à vide ». La société de consommation s’annonce, la misère se fait moins violente mais emprunte d’autres illusions, « là où aucune logique ne sort de l’ennui le temps manque et l’espace s’est beaucoup rétréci ». Dans les dernières pages, la composition s’inverse, à gauche la nuit tombe, « c’est la fin du jour le noir qui vient de l’ombre la sert », le soleil vertical de midi laisse la place à la lune.

Le livre se déclare alors « pâle copie subtil hommage » à un monde désormais submergé, à cette tentative éperdue, mais vaine, d’échapper au malheur, « cette fable hallucinée venue du fond des âges ». Hommage aussi à cet animal somme toute innocent, modeste et souvent décrié, l’araignée. (Rappelons que Suzanne Doppelt a écrit aussi une Anthologie de la mouche, cet insecte si peu apprécié.) Et il se clôt, à la dernière page, à droite, sur une citation désabusée de Pasolini : « dans ces déserts, dans ce soleil méconnaissable, commence la nouvelle Préhistoire ».

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