Les bombardements alliés de septembre 1944 ont détruit toute une partie de la ville du Havre. Plus un mur n’y est resté debout. On décida d’aplanir les gravats et de reconstruire la ville dessus, soit un mètre plus haut qu’avant la guerre. Entre la ville moderne et l’ancienne, il y a donc toute une couche dans laquelle des archéologues de l’avenir pourraient entreprendre des fouilles et inventer nombre d’objets. Dans son nouveau roman, Jour de ressac, Maylis de Kerangal en fait une métaphore de toute mémoire.
La narratrice n’est plus venue dans la ville du Havre de sa jeunesse depuis deux décennies lorsqu’elle reçoit un appel d’un policier havrais la convoquant le lendemain matin pour « affaire vous concernant ». Il lui apprend qu’un homme a été assassiné sur la plage, lieu désert en cette saison automnale. L’état du cadavre ne laisse aucun doute sur la violence des conditions de la mort. Il est tentant de penser à un crime commis par un de ces groupes de narcotrafiquants qui ont fait main basse sur le port. Seul indice concret : on a trouvé dans la poche du mort un ticket de cinéma pour une séance récente, au dos duquel figure son numéro de téléphone à elle. Il est donc logique de l’interroger. Voit-elle de qui il peut s’agir ? Elle n’en a pas la moindre idée et elle va passer toute la journée dans la ville de son enfance à tenter d’y voir plus clair dans son propre passé parallèlement à celui de la ville elle-même. Le mort ne serait-il pas une connaissance de sa jeunesse qui aurait retrouvé ses coordonnées avec l’intention de reprendre contact ? Après plus de vingt ans de silence ? L’hypothèse paraît la seule vraisemblable ; elle n’est pas avérée pour autant.
Cette héroïne si peu héroïque va donc promener sa quête de certitude, ou du moins de vraisemblance, en errant dans la ville reconstruite, dans les quartiers où elle a vécu son enfance et son adolescence. Première visite, et la seule à paraître s’imposer : le cinéma Channel qu’elle a beaucoup fréquenté dans sa jeunesse, pour en interroger la caissière. Celle-ci se souvient-elle des clients qui ont assisté à la projection pour laquelle le billet avait été acheté, le mardi précédent ? Le policier lui a montré des photos du cadavre ; les éléments qu’elle en a retenus sont suffisamment précis pour que la caissière dessine sous sa dictée un portrait-robot du mystérieux personnage. Elle semble reconnaître quelqu’un et puis se ferme et se tait, comme craignant quelque chose. Le seul indice matériel – que d’ailleurs la police avait déjà tenté d’exploiter – s’avère inutile, du moins insuffisant.
Son errance la mène sur les galets de la plage, du côté de la digue nord qui la sépare du port de plaisance et des grands bassins de marée. Ce haut mur est une frontière. Les galets de la plage ne sont pas réguliers et elle a identifié sur les photos un bloc plus gros que la moyenne et noirci. Quand elle pense l’avoir retrouvé, elle rencontre un conducteur de pelleteuse chargé d’égaliser les galets. Elle lui dit ce qu’elle cherche, il lui raconte comment il a inventé le cadavre. Il ne peut lui en dire beaucoup plus que ce qu’il a déjà dit aux policiers, dont il la soupçonne d’être une des collègues. Ce cinéma, c’était sa jeunesse ; la plage sous la pluie, c’est le présent. Autant faire ce que les Havrais appellent « un tour de jetée », c’est-à-dire parcourir la digue jusqu’au bout, tout près du petit phare rouge qui indique l’entrée du port à bâbord pour les navires arrivant. Elle y est seule bien sûr, avec ce temps de novembre. Et, presque au bout de la jetée, une vague qui s’est brisée sur le mur vient la frapper de son ressac.
Il y a le choc dû au poids de la vague, et il y a toute cette eau fraîche dégoulinant des vêtements ou stagnant dans les chaussures. Il faut donc, hébétée, chercher un abri. Ce sera le café le plus proche, face au port de plaisance. La patronne lui prête des vêtements secs et des chaussures, et puis lui dit reconnaître en elle une ancienne amie de sa sœur aînée. Toutes deux lycéennes, elles avaient obtenu un entretien avec une septuagénaire pour que celle-ci leur raconte en détail comment elle avait vécu les bombardements du 5 septembre 1944 et des jours suivants. Ce qui leur avait été suggéré dans un cadre scolaire les avait bouleversées et avait transformé leur vision de leur ville. Qu’on le rappelle trois décennies plus tard à une presque quinquagénaire en quête de son passé, et le livre bascule. C’est la ville bombardée et reconstruite par-dessus les gravats qui devient métaphore du souvenir oublié, du passé enfoui. Voilà ce qui était à comprendre, plus important que de savoir si le mort mystérieux était ou non celui qu’elle a plus ou moins vaguement suspecté d’avoir été la personne à identifier.
S’il n’est pas lui-même marqué par une telle mémoire familiale, le lecteur peut se demander dans quelle mesure il ne peut s’agir que de cette ville-là, ou d’une autre qui aurait aussi été détruite par des bombardements alliés desquels on n’ose parler, comme si on en était plus ou moins coupable puisque les bombardeurs ont soigneusement évité de toucher les soldats allemands.