Antoinette flotte

Notre hors-série de l'été 2022 : NagerMaylis de Kerangal évoque l’univers sensoriel et émotif d’une première entrée, à l’âge adulte, dans l’eau.

Elle s’est présentée au guichet de la piscine municipale, a salué l’homme en survêtement moulant assis derrière le comptoir, a demandé direct le prix des cours de natation, et l’autre a pivoté sur son tabouret tout en énumérant d’une voix mécanique : débutant ? débrouillé ? perfectionnement ? La femme a écrasé trois syllabes : débutant – quelqu’un s’approchait, et patientait maintenant dans son dos. Le type a continué de se dévisser sur son siège : l’enfant a quel âge ? Mais la femme a secoué la tête, résolue : c’est pour moi. Ah. L’homme a cessé net de se trémousser, a relevé la tête et marqué un temps : cours particulier ? Oui. Alors, il a tracé une croix devant la mention cours débutant adulte sur la feuille ronéotypée qu’il lui a passée sur le comptoir. La femme y a jeté un œil, et a immédiatement confirmé son inscription, suivie d’une transaction rapide – cent dix euros pour dix leçons. Après quoi, l’homme s’est retourné vers le planning, c’est Mickaël qui sera votre maître-nageur, c’est avec lui que vous fixerez le calendrier et l’heure des cours, il est là aujourd’hui, il porte un tee-shirt bleu turquoise.

Bleu turquoise, bleu turquoise et mouvant, ondulatoire, le fond de la piscine l’est également dix minutes plus tard, alors qu’elle apparaît au sortir des vestiaires, déconcertée par les murs suintants, l’humidité du carrelage, le sol carrelé où elle a détesté marcher à petits pas de crainte de glisser, et le pédiluve après la salle des douches, tel un sas entre deux mondes, un bac de transit, qui lui a paru si douteux qu’elle l’a traversé sur la pointe des pieds en deux enjambées, et un seul appui.

À présent, elle est là, de visu soixante, soixante-cinq ans, et grande, charpentée, une impression de squelette lourd, d’articulations noueuses, on peut la connaître puisque, même s’il est quasi nu, son corps parle, raconte une vie dans ses plis, dans ses lignes, dans la tonicité de ses muscles, dans ce veinage violacé filetant la graisse autour des genoux, quelque chose se lit sur la peau du ventre blanche, livide, une peau qui n’aurait jamais vu la lumière, et si son maillot de bain ne saurait l’identifier tout à fait, à l’instar des vêtements que portent ceux qui vont et viennent de l’autre côté du mur, il est toutefois un discours à lui tout seul : culotte haute à ceinture de plastique intégrée façon années soixante, soutien-gorge brassière à motifs géométriques, le tout orange et kaki, et sans aucune trace d’usure, comme s’il était extrait pour la première fois de sa poche de plastique.

Nager (été 2022) : Antoinette flotte, par Maylis de Kerangal

Piscine municipale de Granville © CC3.0/Xfigpower

Elle est là, debout, et elle cligne des yeux, déstabilisée : la clameur des bassins, l’écho des voix, des cris, tout est amplifié ici, si bien qu’elle n’entend pas immédiatement Mickaël se présenter main tendue, et lui demander de le suivre dans le petit bassin où ils descendent quelques marches, s’immergent jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux cuisses, puis ils s’arrêtent. L’eau est légère, presque tiède, 28°C, et tout est calme à présent, les enfants qui jouaient, criaient, se coulaient les uns les autres il y a cinq minutes encore, ont disparu : c’est l’heure des leçons. Tout va bien, Antoinette ? Elle acquiesce, grimaçante, il lui sourit – vingt-cinq ans, le corps parfait, délié, la peau mate, les yeux jaunes aux longs cils et de grandes dents très blanches. Ok, on y va.

Ils commencent par marcher dans l’eau, elle derrière lui, décrivent de grands cercles, sautent sur place à pieds joints pour sentir combien l’eau les propulse, pour éprouver sa matière, apprivoiser son bruit, puis ils progressent vers le fond du bassin en suivant la pente du sol, et maintenant ils ont de l’eau jusqu’à la taille. Antoinette exécute les gestes demandés, mais son visage n’exprime ni l’étonnement ni le plaisir, seulement la panique des sens. La modification de la pesanteur surtout la terrorise, comme si son monde, le monde physique qu’elle avait éprouvé jusque-là, fuyait sous ses pieds, aboli, et qu’un nouvel état des choses, liquide celui-ci, mais doué de résistance, s’y substituait – son monde, son monde physique, soit la ruralité des Charentes et la mer vue pour la première fois à vingt ans, la cour poussiéreuse et le John Deere dans la pénombre de la grange, la rivière verte, dorée, mais vigoureuse, le danger en puissance ; ne t’approche pas du bord, ses parents lui criaient cela alors qu’elle jouait avec d’autres, surtout n’y va pas, eux-mêmes ne savaient pas nager et se tenaient toujours au fond du pré les bras croisés sur le ventre, jusqu’à ce soir de fête où elle avait glissé dans l’eau sans pouvoir se retenir aux racines qui poussaient sur la berge, aspirée par le fond, épouvantée quand ses pieds ont effleuré la vase, quand de longs serpents jaunâtres sont passés entre ses jambes et se sont enroulés autour de ses chevilles tandis qu’au-dessus d’elle ses cousins la hissaient par les bras en riant, mais qu’elle est grosse celle-là, mais qu’elle est lourde : jamais plus elle ne revint près de la rivière ; son monde, son monde physique, soit les villes nouvelles, les appartements standardisés et les bureaux où elle était partie travailler, et où l’on essaima, parmi les mille cinq cent piscines creusées sur tout le territoire dans les années soixante, ces étranges piscines « Tournesol », futuristes, vaguement inquiétantes, tout cela parce qu’il fallait que les Français apprennent à nager, les ruraux, les classes sociales les plus modestes, et les femmes plus encore que les hommes, il fallait libérer l’accès à l’eau, éprouver autrement les corps : des bassins où elle ne pénétra jamais ; son monde, son monde physique, soit désormais le visage d’un petit garçon de sept ans qui lui réclame d’aller à la piscine, et qu’ils lèvent leur pouce, sous l’eau, face à face, complices aquatiques.

Le maître-nageur s’est immobilisé au bord du bassin. Nous allons mettre la tête sous l’eau, je vais le faire seul, puis nous allons le faire ensemble. Sa tête bombée de dreadlocks comme un ballon de rugby disparaît, tandis que de petites bulles remontent éclater à la surface, ça dure une douzaine de secondes, après quoi il émerge doucement, face à elle, les yeux grands ouverts, son visage mat dégoulinant. On y va ? Antoinette n’a jamais mis la tête sous l’eau et quand ses oreilles passent sous la surface, elle est apeurée d’entendre son cœur dans ce silence épais, creusé d’échos lointains qui lui rappellent ceux que l’on capte dans le ciel des films de science-fiction, des sons qui lui rappellent quelque chose – mais quoi ? – et brutalement elle se redresse. Le jeune homme hoche la tête. On recommence, on met la tête sous l’eau, cette fois les yeux ouverts. Ils s’immergent ensemble mais Antoinette ne voit rien, tout est trouble, ses yeux brûlent, sa respiration soudain se dérègle, elle étouffe, et d’un coup de talon émerge, crachant, suffoquant, au bord des larmes.

C’est bien. Le jeune homme sourit. Il observe cette femme lourde et blanche au visage de pierre entrer dans une nouvelle dimension du monde, conquérir un nouvel espace, se confier tout entière à une autre substance, sait qu’elle va devoir se reconfigurer : apprendre à perdre pied. On va essayer autre chose, on va flotter. Il se renverse sur le dos, yeux au plafond, paumes vers le ciel, regardez-moi, je ne fais rien, je ne fais rien du tout, je suis calme, je fais la planche. Venez, ne faites rien, respirez, doucement, doucement. Antoinette bascule en arrière, mais quand ses talons se soulèvent du sol, elle s’agite, en panique. Alors le jeune homme étend ses deux bras sous l’eau pour la soutenir, parallèles, comme s’ils formaient l’armature d’un berceau, respirez Antoinette, respirez doucement, il la porte, elle sent ses deux paumes fermes dans son dos, bien espacées, puis elle commence à sentir son cœur qui ralentit, le souffle interne de sa respiration, ses yeux se portent vers le ciel derrière l’immense verrière, le ciel illimité, le ciel vaste et offert, son regard s’échappe, part explorer les nuages, et quand il revient sur le bassin, elle réalise qu’elle ne sent plus l’impact des mains au verso de son corps, et aperçoit le jeune homme sur le côté, à un mètre au moins, peut-être même deux, qui la regarde, voilà, c’est bien, demain on nage, mais pour l’instant Antoinette flotte.


Dernier livre paru : Seyvoz, avec Joy Sorman (Inculte)