L’été, c’est aussi le temps de rattraper certains livres importants et singuliers. Comme celui composé par l’écrivain Jonathan Littell et le photographe Antoine d’Agata, Un endroit inconvénient, qui se confronte à la fois à la mémoire des massacres de juifs perpétrés sous l’occupation nazie de l’Ukraine et aux atrocités commises par l’armée russe dans le même pays de nos jours.
Ce livre très dense, qui se lit dans une sorte d’apnée, est plusieurs choses à la fois. C’est d’abord un essai, qui dialogue avec la figure tutélaire de Maurice Blanchot, sur la violence d’hier et celle d’aujourd’hui, sur la mémoire des massacres qui eurent lieu dans le ravin de Babyn Yar dans un faubourg de Kyiv sous l’occupation nazie, et sur les traces des crimes de guerre récents perpétrés par l’armée russe à Boutcha et ailleurs. Il se morcèle en 222 paragraphes numérotés ou fragments.
Par son approche topographique, le livre est aussi une tentative de description de lieux ukrainiens : la démarche méticuleuse et les listes font penser à Georges Perec, dont Ellis Island est cité en épigraphe. Un endroit inconvénient relève aussi du reportage journalistique, puisqu’il reprend en son centre, tout en l’inscrivant dans une perspective plus vaste, l’impressionnante enquête réalisée par les deux auteurs en 2022 pour Le Monde dans les lieux fraichement libérés de l’armée russe.
Enfin, c’est un dialogue entre un texte et des photographies. La lecture de la presse nous y a habitués, mais ce qui est singulier ici — outre le fait qu’Antoine d’Agata travaille beaucoup par séries et que ses images sont d’une qualité exceptionnelle — c’est que le photographe devient un personnage du récit. Littell évoque notamment les circonstances dans lesquelles son acolyte décide de prendre ou de ne pas prendre une photo : alors que d’Agata, par exemple, trouve les sculptures du monument soviétique inauguré en 1976 à Babyn Yar presque impossibles à photographier, le texte de Littell s’aventure à les décrire par le menu.
Dans son roman Les Bienveillantes (Gallimard, 2006), Jonathan Littell avait évoqué les massacres de Babyn Yar du point de vue de l’officier SS Maximilien Aue. Il s’y intéresse cette fois comme lieu de mémoire et d’oubli. Dans ce lieu emblématique de ce qu’on a coutume d’appeler la « Shoah par balles », il rappelle au début du livre que furent fusillés « soixante mille Juifs et quarante mille autres personnes, soldats de l’Armée rouge, marins de la flotte du Dnipro, commissaires politiques, agents du NKVD, civils pris en otage, Roms, nationalistes ukrainiens, prêtres, malades mentaux, et bien d’autres encore ayant eu le malheur de déplaire à l’occupant ».
Dans la mémoire de l’Ukraine soviétique comme de l’Ukraine indépendante, ce lieu suscite un malaise, que Littell résume par l’expression d’« endroit inconvénient », en faisant du nom « inconvénient » un adjectif. Après la guerre, une chape de silence s’est d’abord abattue sur Babyn Yar : les autorités soviétiques comblent le ravin, construisent un parc, des immeubles, une station de métro et une tour de télévision, si bien que Littell et Agata, dans leurs errances, sont constamment troublés par l’apparente « normalité » du lieu. Dans le premier vers d’un poème de 1961 dont le retentissement fut considérable, Evtouchenko écrivait : « À Babi Yar il n’y a pas de monument. »Le pouvoir soviétique ne niait pas la réalité des massacres, mais le fait qu’ils aient pu viser des juifs en tant que juifs. Aussi le monument enfin érigé en 1976 est-il dédié aux « citoyens de la ville de Kyiv ». Sur ce qu’il était loisible de dire ou non de Babyn Yar à l’époque soviétique, on dispose d’un document extraordinaire : le livre d’Anatoli Kouznetsov, Babi Yar, où l’auteur indique en italique les innombrables passages supprimés par la censure en 1966 (de ce témoignage, irremplaçable pour comprendre ce qu’a pu être Kyiv sous l’occupation nazie, Littell cite in extenso le passage où Kouznetsov se rend adolescent dans le ravin au moment de la Libération).
Après 1991, dans l’Ukraine indépendante, les monuments se multiplient, selon un phénomène que Littell choisit de qualifier de « concurrence mémorielle ». L’écrivain dresse une liste impressionnante de tous les monuments érigés à Babyn Yar. En arpentant le site, il s’intéresse en particulier au monument consacré aux victimes de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et à la poétesse Olena Teliha, qui donne son nom à une rue de Kyiv. Avec audace (car cela renvoie à un thème de prédilection de la propagande russe), et avec acuité, Littell aborde la question du « brouillage de la mémoire ukrainienne » : « personne, parmi les autorités, ne semble voir l’ironie du fait que l’unique rue de Kyiv honorant une victime de « Babyn Yar », et qui passe juste par-dessus le site même du massacre, porte le nom d’une collaboratrice fascisante et antisémite », constate Littell, qui cite à l’appui de son propos des articles accablants d’Olena Teliha.
Le livre nourrit toute une réflexion sur la puissance des « mythes politiques » dans l’Ukraine contemporaine, qui se cristallise autour d’une phrase marquante de Renan : « l’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation ». L’exposé que consacre Littell à l’histoire de l’OUN se réfère aux travaux récents de l’historien John-Paul Himka. Tout en abordant les polémiques mémorielles qui s’associent à Babyn Yar, il choisit de ne pas évoquer celles qui ont agité de 2019 à 2022 l’organisation du Babyn Yar Holocaust Memorial Center, lorsque sa direction artistique était assurée par Ilia Khrjanovski, le réalisateur controversé de DAU. C’est d’une proposition de celui-ci que le livre est né1 (1). C’est en tout cas grâce aux recherches menées en 2019 avec les technologies de pointe du Babyn Yar Holocaust Memorial Center que Littell et Agata peuvent déterminer enfin avec précision l’endroit des massacres, dans un arpentage obsessionnel du site dont ils explorent jusqu’aux canalisations souterraines.
Après avoir amplement avancé dans leur travail sur un livre évoquant la mémoire de massacres perpétrés il y a quatre-vingts ans, voici l’écrivain et le photographe de retour en Ukraine pour observer les traces d’un massacre qui a eu lieu de nos jours dans une autre périphérie de Kyiv, Boutcha. Comme à Babyn Yar, ils se livrent à un arpentage systématique des lieux. Comme à Babyn Yar, ils sont frappés par leur apparence de normalité et par l’effacement des traces. Comme à Babyn Yar, Littell médite sur ce qui résiste en nous lorsque nous tentons de nous représenter les formes extrêmes de violence. Le regard que porte l’écrivain sur les atrocités commises par l’armée russe est aigu. Pour avoir travaillé sur diverses zones de guerre russes dont la Tchétchénie, il perçoit que les atrocités commises à Boutcha ne sauraient relever de la simple bavure mais qu’elles sont liées à des « méthodes » : l’écrivain franco-américain connaît de longue date la pratique de la zatchistka (opération de nettoyage), un mot présent dans les témoignages collectés sur les agissements de l’armée russe. Le livre évoque aussi la guerre en cours, en donnant la parole à quelques figures marquantes, comme l’extraordinaire père Ioann à Kyiv. Celui-ci perçoit le déchaînement de violence auquel nous assistons comme lié à l’amnésie et à l’absence de repentir des crimes de l’époque soviétique.
Une question lancinante ne peut manquer de traverser l’esprit du lecteur : en mettant en regard les violences perpétrées sous l’occupation nazie et celles de l’armée russe de nos jours, le livre cherche-t-il à établir un parallèle ? Le parallèle n’est pas vraiment établi, ni assumé frontalement. Dans un entretien donné pour présenter son livre, Littell indique qu’il « n’aime pas les comparaisons » et souligne qu’il a conscience de différences profondes. La question du parallèle hante toutefois son écriture en de nombreux passages. Après avoir évoqué les atrocités commises à Boutcha et ailleurs, le texte fait écho à la Todesfuge de Paul Celan. « La mort est un maître venu d’Allemagne », écrivait le poète. Dans Un endroit inconvénient, Jonathan Littell écrit : « aujourd’hui, la mort vient de Russie, mais elle n’est pas un maître, juste un paysan ivre de rage et de peur, qui tue parce que ses chefs lui disent ce qu’il faut faire, qui viole parce qu’il le peut, et qui voit surtout dans ce désastre une opportunité pour voler tout ce dont il manque chez lui ».
- L’écheveau complexe de ces polémiques a été démêlé en 2021 par Lisa Vapné dans son article « Un mémorial, des mémoriaux », pour la revue K. ↩︎