La divine folie des échecs

Il existe des dieux, des hommes et des joueurs d’échecs. Bobby Fischer et Boris Spassky sont tout cela à la fois. L’été 1972, en Islande, ils s’affrontent en finale des championnats du monde. Le moment est historique. Au cœur de la guerre froide, la rencontre entre Fischer, l’enfant de Brooklyn, et Spassky, le survivant du siège de Leningrad, dépasse de loin le cadre sportif. Les services secrets les entourent, les danseuses du Bolchoï et les pom-pom girls de Los Angeles ont fait le déplacement, la planète les regarde. Et l’extraordinaire se produit : « ce sont des choses que personne ne comprend vraiment, mais dont tous peuvent s’émerveiller », écrit Alessandro Barbaglia. Leur jeu invente un autre monde.


Alessandro Barbaglia, Le coup du fou. Trad. de l’italien par Jean-Luc Defromont. Liana Levi, 224 p., 19 €


Le coup du fou, magnifique récit d’un jeune auteur italien né en 1980, retrace la geste de cette partie mythique. Nul besoin de maîtriser les règles du roi des jeux pour saisir ce qui se noue ici, derrière les ouvertures anglaises et l’incandescente défense Benoni – celle du « fils de la douleur » – risquée par l’Américain. D’un côté, Bobby Fischer, le fou, l’autodidacte au « père fantôme », devenu homme-échecs malgré lui, débordant de violence, qui a « dans les yeux quelque chose de si noir, de si inquiétant ». De l’autre, Boris Spassky, le roi, admiré et redouté, habile et rusé, champion du monde en titre, qui a appris à jouer avec son grand-père pendant la Seconde Guerre mondiale en Union soviétique, qui sait d’où il vient.

Le coup du fou, d'Alessandro Barbaglia : la divine folie des échecs

Boris Spassky lors du tournoi d’échecs IBM à Amsterdam (juillet 1973) © CC1.0/Rob Croes / Anefo/WikiCommons

Adversaires aux échecs, ennemis aux yeux des blocs idéologiques qui se font face, les deux hommes se reconnaissent et se respectent, ont un langage commun. Ils appartiennent au même univers, celui des « magiciens », des « dieux ». Au fil des pages, l’auteur rapproche les protagonistes de ce combat hors normes des plus grands héros de l’Antiquité, Ulysse, le sage Spassky, face à Achille, le guerrier Fischer.

En miroir de l’affrontement des maîtres, se joue une autre partie, à bas bruit, intime et touchante, celle d’un narrateur, sans doute le double d’Alessandro Barbaglia, aux prises avec sa propre histoire. Celui qui raconte a quarante-deux ans : « c’est l’âge qu’avait mon père quand il est mort ». C’était un psychiatre italien, « très réputé », qui recevait dans sa grande maison des bords du lac d’Orta des « légions de médecins, psychologues, psychiatres, amis et collègues » venus de toute l’Europe.

Le coup du fou, d'Alessandro Barbaglia : la divine folie des échecs

© Dietmar Rabich / Wikimedia Commons / “Schachfiguren — 2022 — 0032” / CC BY-SA 4.0

Sous la longue table en pierre du jardin, un petit garçon écoutait les grandes personnes analyser à n’en plus finir la légendaire finale qui opposa Bobby Fischer à Boris Spassky. Étaient-ils fous ? Quelques semaines avant de mourir, le père adressait à son jeune fils, alors âgé de douze ans, une ultime parole : « Tu réussis toujours ton coup ». Le livre d’Alessandro Barbaglia est aussi, et peut-être surtout, une enquête sur le sens de ces derniers mots. L’impossible conversation entre un père disparu depuis trente ans et son fils sur l’héroïsme et le sens de la vie, être Achille ou Ulysse, Fischer ou Spassky, « comme s’il s’agissait d’un dialogue laissé en suspens ».

Alors, lentement, la plus mémorable des parties d’échecs devient prétexte à autre chose, à une quête de soi et à littérature. Ce sont les fragiles souvenirs d’une enfance italienne, un été à Finale Ligure, la Coupe du monde Italia 90, le café chez Francesca, une référence au Palio de Sienne… Ce sont également les magnifiques descriptions de l’Islande, une « prairie verte infinie se jetant dans la mer » où se réfugie Bobby Fischer après une « partie chef-d’œuvre », au cœur d’une nuit qui ne tombe jamais tout à fait en ces lointaines latitudes : « un paradis qui a aussi l’air d’un enfer de beauté solitaire et dévastatrice ». Et, au bout du monde, « le cimetière de l’église de Laugardælir », où se dresse « une seule et unique pierre tombale », celle d’un dieu redevenu homme.

Le coup du fou, d'Alessandro Barbaglia : la divine folie des échecs

Bobby Fischer (au centre), le 31 janvier 1972, quelques mois avant le « match du siècle » qui va l’opposer à Boris Spassky, à Reykjavik, au cours de l’été 1972 © CC1.0/Bert Verhoeff/Anefo/WikiCommons

Le temps passe et Bobby Fischer, invisible depuis des années, réapparaît à Sarajevo, en 1992, alors que la guerre frappe. Après les attentats du 11 septembre 2001, il insultera l’Amérique. Il sera emprisonné. Boris Spassky, toujours aussi majestueux, enverra une lettre au président des États-Unis, George W. Bush : « Arrêtez-moi. Mettez-moi dans la même cellule que Bobby Fischer. Et donnez-nous un échiquier ». Il existe des dieux, des hommes et des joueurs d’échecs qui restent fidèles à leur enfance.

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