À partir d’un séminaire très actif qui s’est longtemps tenu à Paris X-Nanterre sous sa direction, l’infatigable Claude Leroy a sans aucun doute inventé le Blaise Cendrars que nous admirons aujourd’hui non plus seulement comme un des écrivains clés de la modernité, voyageur baroudeur zélateur de la « vraie vie », celle qu’on ne trouve(rait) pas dans les livres, mais au contraire – ou en même temps – comme l’un des plus grands poètes, en vers et surtout en prose, du XXe siècle. Artiste secret, profond et subtil, tout proche peut-être d’un Stevenson, pour qui la vie rêvée comptait plus que la réalité.
Blaise Cendrars, Trop c’est trop. Édition présentée et annotée par Claude Leroy. Gallimard, coll. « Folio », 368 p., 8,70 €
Blaise Cendrars, Aujourd’hui. Édition préfacée et annotée par Claude Leroy. Gallimard, coll. « Folio Essais », 288 p., 8,70 €
Blaise Cendrars, Œuvres complètes, tome I. Poésies complètes. Textes présentés et annotés par Claude Leroy. Denoël, 464 p., 26 €
Blaise Cendrars, Œuvres complètes, tome II. L’or, Rhum et L’argent. Textes annotés et présentés par Claude Leroy. Denoël, 400 p., 24 €
Blaise Cendras, Œuvres complètes, tome III. Hollywood, La Mecque du cinéma et autres textes sur le cinéma. Textes présentés et annotés par Francis Vanoye. Denoël, 288 p., 21 €
Blaise Cendrars et Fernand Léger, La fin du monde filmée par l’Ange N.D. Republié dans son format d’origine pour la première fois depuis 1919, avec une étude de Jean-Carlo Flückiger. Denoël, 60 p., 34 €
François Sureau, Un an dans la forêt. Gallimard, 96 p., 12,50 €
Constellation Cendrars. Revue des associations jumelles Centre d’Études Blaise Cendrars à Lausanne et Association Internationale Blaise Cendrars, n° 6. Classiques Garnier, 208 p., 26 €
Cette métamorphose littéraire, un phénomène d’autant plus passionnant qu’il est plus rare, s’est imposée d’abord avec la redécouverte des chefs-d’œuvre de la fin, les pseudo Mémoires constitués par la fabuleuse tétralogie commencée en 1943, au plus noir de l’Occupation, quand l’amputé de 1915, rendu provisoirement muet par la défaite de 1940, parvint à se remettre en selle et produisit dans une phase de création torrentielle L’homme foudroyé (1945), La main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et Le lotissement du ciel (1949).
Claude Leroy, en pareille affaire collective, fut un chef de troupe d’un rare talent qui lui permit de maintenir la cohésion entre les membres d’un groupe qui aurait pu, comme si souvent, se désagréger en rivalités. Mais il sut d’autant mieux intégrer les apports qu’il avait lui-même une théorie non dogmatique mais englobante de ce qu’il fallait arriver à restituer : la paradoxale conversion à une nouvelle forme, plus riche et plus mystérieuse, de l’écriture d’un poète que la terrible perte de sa main droite, au lieu de l’anéantir, appela à découvrir en lui-même l’orchestrateur total d’un présent créé de toutes pièces grâce à la résurrection de l’homme gauche, à la fois observateur et plasmateur d’un nouveau monde gagné sur les ruines de l’ancien : miracle de l’art.
À travers l’examen de textes jusque-là inconnus (Les armoires chinoises) ou lus superficiellement (L’eubage), l’établissement du mythe personnel de l’artiste de la main gauche par Claude Leroy, exégète véritablement inspiré, est désormais un fait acquis. C’est le centre d’où naissent, comme le dit bien le titre de la revue Constellation Cendrars, des travaux universitaires de grand mérite, qui ne distillent pas l’ennui. Tout cela vit, bouillonne, produit de l’érudit (comme il sied à propos d’un auteur qui reconnaissait Remy de Gourmont, éditeur du « latin mystique » , pour son maître) mais aussi de l’anecdotique et du piquant. Jamais Cendrars n’a été aussi vivant.
Un tel foisonnement justifie les activités éditoriales actuelles autour de ce géant qui se fantasmait en Orion, le chasseur astral. D’une part, Gallimard choisit de faire entrer en poche des recueils qui se situent aux deux extrémités de la féconde trajectoire d’essayiste du poète : d’abord Aujourd’hui, paru chez Grasset en 1931, qui rassemble des textes plutôt disparates écrits entre 1917, l’année de la réconciliation avec l’homme gauche, et 1929, un recueil où l’on trouve ces trois professions de foi fondamentales, Profond aujourd’hui, J’ai tué et Éloge de la vie dangereuse, plus des considérations sur la peinture et un pot-pourri de louanges (à Charlot, Henry Miller) rappelant que Cendrars fut aussi un grand reporter et journaliste. Puis Trop c’est trop, plein de courts billets en forme d’instantanés parisiens ou d’impressions brésiliennes (le Brésil est la seconde patrie de Cendrars), qui sort en 1957, a beaucoup de succès, contrairement au dernier roman, paru l’année précédente, Emmène-moi au bout du monde !, mais constitue aussi un touchant bouquet final, après l’AVC de 1956, avant la paralysie et la mort en 1961.
D’autre part, Denoël prend la décision de tenir compte des développements constants de la recherche et de confier à Claude Leroy la refonte en quinze volumes de son édition TADA (« Tout autour d’aujourd’hui »), déjà quinze volumes de 2001 à 2006, dont viennent de paraître les trois premiers tomes.
Témoigne aussi de cette effervescence le très beau petit livre de François Sureau Un an dans la forêt, où l’académicien nullement académique s’interroge sur un des épisodes les plus singuliers d’une existence qui en contient beaucoup et tente d’imaginer sans voyeurisme aucun l’étrange cohabitation, toute une longue année, de juillet 1938 à la guerre, de l’écrivain quinquagénaire avec une jeune femme de vingt-sept ans, Élisabeth Prévost, qui l’a invité chez elle, dans « le pavillon des Aiguillettes » situé en forêt d’Ardenne, près de la frontière belge.
Assez plausible incarnation de Diane, cette fille unique et riche élève des chevaux qu’elle monte depuis l’enfance. Chasseresse, intrépide voyageuse, elle amuse et peut-être séduit Cendrars qui vient de rompre avec l’actrice Raymone, de la troupe de Jouvet (il épousera in extremis cette égérie, elle-même fort bizarre, en 1960). De leur aventure on ne sait rien mais il n’est pas du tout invraisemblable qu’elle soit restée platonique, à l’image de l’espèce de mariage blanc qui lia le mari de Féla, épousée en 1914 et mère de ses trois enfants, à Raymone, rencontrée en 1917 et qui accompagnera sa vie jusqu’au bout telle une Béatrice passablement perverse.
Le court récit de François Sureau ne se propose nullement de démêler l’écheveau de cette histoire follement romanesque (elle se rompt à la déclaration de guerre, alors que Cendrars et Élisabeth, ces deux aventuriers en partie immatures, s’apprêtaient à partir en voilier pour un tour du monde) qui aurait fourni un si palpitant scénario. Son livre a tout d’un conte merveilleux où l’auteur redécouvre sa propre enfance ardennaise, puis son expérience militaire dans une atmosphère aussi poétique que celle où Julien Gracq a situé son Balcon en forêt. Dans les pas de ses deux héros, il se réapproprie un pan de sa propre vie et le résultat, parce que l’œuvre est toute personnelle, a l’éclat sourd d’un fascinant bijou, hommage parfait à la magie cendrarsienne.
Enfin, pour couronner cette petite promenade autour de Blaise le mystérieux, une dernière publication fort attendue : la réédition, en fac-similé, chez Denoël, du beau livre publié en 1919 aux éditions de La Sirène, fondées par Paul Laffitte et dont Cendrars est alors conseiller littéraire, La fin du monde filmée par l’Ange N.D., jaillissement de cinquante-cinq courtes proses distribuées en six chapitres, qui résulte de ce que le poète halluciné appelle « ma plus belle nuit d’écriture » car ce texte, l’un des plus exaltés et pourtant maîtrisés qui soient, fut rédigé en continuité le 1er septembre 1917, la nuit de ses trente ans.
C’est un superbe livre d’art, illustré par Fernand Léger, un des peintres connus par Cendrars à Paris dès 1912 dans l’entourage d’Apollinaire et devenu un ami pour la vie. On peut ne pas éprouver d’émotion profonde devant des compositions post-cubistes en couleurs élémentaires hantées par la mécanique et la typographie, ce qui est mon cas ; l’ensemble n’en est pas moins impressionnant.
Quant à ce qui se présente comme un film où Dieu, milliardaire américain, crée puis détruit le monde avec une frénésie de jouisseur, il s’agit bien du témoignage d’une nuit de délire lucide, magnifique d’inventivité, où le poète s’imagine en cinéaste par amour du septième art. Un amour qui sera déçu malgré un début de carrière comme assistant d’Abel Gance pour La roue en 1920 et une tentative poussée de mise en scène à Rome en 1921, tentative qui s’achève en un fiasco complet.
Selon Gance, la méconnaissance de Cendrars en fait de technique cinématographique était patente et on le croit volontiers. Son fulminant poème en prose est splendide mais sa transposition en film n’aurait pu s’accommoder que d’un usage particulier de la caméra, celui qui sera essayé par l’underground américain (je pense en particulier à Inauguration of the Pleasure Dome de Kenneth Anger, 1954) et porté à sa perfection par l’animation japonaise des studios Ghibli. Mais, dans la limite de la page, l’explosion de La fin du monde, grâce à laquelle, deux ans après la perte de la main qui écrit, l’auteur de Moravagine, par un coup de génie tout intérieur, reconquiert son autonomie, est une réussite littéraire totale.