« Les poètes voyagent, mais l’aventure du voyage ne les possède pas […] Il y eut pourtant une mémorable exception : ce fut Cendrars. Lui et ses poèmes avaient le voyage dans le ventre. / Encore maintenant Le Panama ou les aventures de mes sept oncles et Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France se lisent comme un rapide vous prend, comme un hydravion amerrit dans un golfe des Tropiques. »
Blaise Cendrars, Œuvres romanesques I précédées de Poésies complètes. Sous la direction de Claude Leroy, avec la collaboration de Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 696 p., 59 € jusqu’au 3 mars 2018, 67 € ensuite
Blaise Cendrars, Œuvres romanesques II. Sous la direction de Claude Leroy, avec la collaboration de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 456 p., 56 € jusqu’au 3 mars 2018, 64 € ensuite
Ce merveilleux éloge est d’Henri Michaux. Il figure dans la préface à une Anthologie poétique parue chez Stock en 1946, reprise dans la plaquette Passages éditée en 1950 à la Nrf par René Bertelé dans sa collection « Le Point du Jour ». Il prouve qu’à cette date – le milieu du siècle dernier – le Cendrars bien vivant (il mourra en 1961) qui vient de sortir (en 1945) le premier volume de sa tétralogie autobiographique, L’homme foudroyé, est encore considéré, par les esprits les plus aigus de son temps, comme le poète de l’action, du mouvement, de « la vie dangereuse » dont il a fait l’« éloge » dès 1926 dans un poème en prose.
Le risque, le danger affronté, l’ivresse de l’action virile, nul doute que toute cette agitation issue de l’irrépressible bouillonnement intérieur, exacerbé chez l’enfant mal aimé que fut Freddy Sauser, suppliant ses parents de le laisser quitter la trop calme Suisse pour aller travailler, à dix-sept ans (en 1904) comme commis d’un horloger établi à Saint-Pétersbourg, le « baroudeur » Cendrars ne l’ait exercée « pour de vrai ».
Ne s’est-il pas voulu voyageur une bonne moitié de sa vie d’adulte inaugurée par ce premier exil volontaire en Russie et poursuivie à New York où il rejoint, en 1910, Féla Poznanska, sa future femme et la mère de ses trois enfants, avant la parenthèse capitale et tragique de la guerre ? La guerre, école de la violence infligée et subie, où l’acte héroïque et fou de son engagement d’artiste déjà reconnu dans la Légion étrangère dès août 1914 aboutit aux féroces combats en première ligne de la Somme et à la perte de son bras droit, en septembre 1915, qui fait pour deux cruelles années du hardi compagnon d’Apollinaire le mutilé alcoolique et désespéré du terrible 1916…
À la seule force de son génie, il émerge du tombeau et renaît en effet deux ans plus tard, le jour de ses trente ans, un 1er septembre 1917 qui voit sa résurrection comme écrivain de la main gauche, mais l’aventure concrète du voyage le possède toujours : comme apprenti cinéaste sous Abel Gance dans les années 1920, grand reporter dans les années 1930, puis au cours de presque vingt mois (en trois séjours) de courses au Brésil, à l’invitation de son ami Paulo Prado, avant que la Seconde Guerre (il s’est de nouveau engagé, cette fois comme correspondant dans l’armée anglaise) et le coup de massue de la défaite ne le rendent, à son corps défendant, aux seules folies de l’écriture.
Oui, l’aventure du voyage le possède tout entier. Et pourtant… S’il en a rêvé dans l’arrière-boutique de Saint-Pétersbourg, il n’a jamais pris le Transsibérien en compagnie du trafiquant Rogovine. Il n’a jamais fréquenté sept oncles et ignore tout du Panama. Certes, il connaît le Brésil mais, dans le recueil d’Histoires vraies, fruit de son activité journalistique, qu’il publie en 1938, l’étincelant reportage « En paquebot transatlantique dans la forêt vierge », paru dans Le Jour du 1er au 6 novembre 1935, ne correspond à aucune expérience vécue.
Cendrars ne voyage pas exclusivement autour de sa chambre, mais il a effectué nombre de ses voyages, les plus réalistes (Transsibérien) comme les plus ésotériques (celui qui l’a mené, à travers l’espace des constellations, « aux antipodes de l’unité » (formule obscure) à bord du navire cosmique conçu et conduit par « l’eubage », un mot rare pêché dans le Petit Larousse désignant « un prêtre gaulois », sorte de chaman naturaliste et astronome (texte adressé au couturier mécène Jacques Doucet le 3 mai 1917, sorti Au sans pareil en 1926 et qu’on lira avec délectation aux pages 753-814 du tome premier de la présente édition), et ses voyages les plus troublants, les plus excitants pour un lecteur actuel rassasié de tourisme obtus, ont eu lieu tout autour de sa propre tête.
Voyages imaginaires, violemment et purement littéraires d’un rat de bibliothèque – comme son père spirituel, Remy de Gourmont –, amateur de secrets et vieux grimoires, et qui, en inventant sa vie, crée ex nihilo son style en prose, reconnaissable entre tous par sa constante proximité avec la poésie la plus raffinée et, il faut le dire, la plus travaillée, la plus experte, la moins accessible au lecteur innocent, sans une attention soutenue au rythme et à la mélodie des mots.
Cendrars est un écrivain complexe, retors, agile, musicien avant tout (donc poète), et certes conteur séduisant mais conteur savant, « aux antipodes » de la facilité et de l’écriture blanche. Or, pour ne pas s’arrêter à l’image fruste de vivant et même de viveur dont il s’est enveloppé comme le grand calamar des abysses que les anciens marins appelaient kraken, il n’aura pas fallu moins de trente années de recherches intenses menées par une fine équipe d’aventuriers de la page dont l’eubage est Claude Leroy.
C’est grâce à lui, à ses propres travaux sur le langage du poète et du prosateur que fut révélé l’authentique Cendrars, son goût du jeu avec les mots et de toute mystification verbale visant à le transformer, lui le poète autodidacte mais de culture encyclopédique en ce praticien de l’aventure comme « cinéma direct » sous la défroque duquel il avait presque réussi à faire disparaître l’autre Cendrars, le plus vrai, celui de la chambre noire où se forme et se ramifie l’imaginaire, le Cendrars brûlé et renaissant tel le phénix, celui non de l’action, mais bien de la contemplation.
C’est ce créateur immense, assurément l’un des plus grands de son siècle, qu’il a fallu patiemment démailloter des bandelettes qu’il avait lui-même enroulées autour de son moi le plus intime, ce noyau poétique enfermé dans l’enveloppe matérielle rugueuse de l’aventurier du fait divers saignant. Le résultat, c’était en 2013, sous la direction du même maître d’œuvre Claude Leroy, les deux premiers volumes en Pléiade des Œuvres autobiographiques complètes, qui offraient la tétralogie 1945-1948, soit sans doute le cœur du système dissimulation/révélation d’une vie plus qu’à moitié fantasmée.
Les deux volumes de 2017, autrement divers, donnent le premier Cendrars, poète de la main droite puis, après 1917, de la main gauche, et toutes les œuvres romanesques et journalistiques qui ont suivi jusqu’au « roman-roman » Emmène-moi au bout du monde… malheureusement inférieur à tout ce qui l’a précédé, par quoi se clôt la trajectoire littéraire en même temps que l’existence de l’homme et de l’artiste.
« Roman-roman » : c’est dire l’ambiguïté des autres textes qui se prétendent romans, les textes monstres d’après la blessure et d’avant la Seconde Guerre et la réclusion à Aix-en-Provence, où s’élabore l’éblouissante tétralogie. Comment classer Moravagine, Dan Yack, dont les analyses percutantes et profondes de Claude Leroy et de ses collaborateurs mettent au jour les rapports étranges et souvent pervers qu’ils entretiennent avec l’expérience obvie, le cheminement souterrain de fantasmes et les obsessions d’un lecteur frénétique ? Un des secrets de ce nouveau bel ensemble, c’est d’être allé chercher des réponses dans les textes courts mais nullement accessoires que sont ces minces chefs-d’œuvre : J’ai tué, Profond aujourd’hui, La Fin du Monde filmée par l’Ange Notre-Dame, Les armoires chinoises. Cela nous vaut des notices parfois aussi passionnées et hautement révélatrices que les œuvres elles-mêmes.
Offrez ces livres, ils font un formidable cadeau de Noël et vous laverez le cerveau de vos amis de tant de niaiseries contemporaines rabâchées sous le nom d’histoires vécues. Et si vous ne connaissez pas encore Cendrars, tenez, commencez donc par cette profession de foi qu’il lâcha un jour au titre de la présentation du Transsibérien pour Der Sturm, la revue de l’avant-garde expressionniste berlinoise, en novembre 1913, profession qui commence superbement ainsi : « Je ne suis pas poète. Je suis libertin. Je n’ai aucune méthode de travail. Je suis par trop sensible. Je ne sais pas objectivement parler de moi-même […] Je n’écris pas par métier. Vivre n’est pas un métier. Il n’y a donc pas d’artistes… » (page 199 du volume I).
Cendrars écrit donc subjectivement de lui-même et c’est aussi subjectivement qu’il ment à tout le monde, sauf précisément à lui-même. Car il n’est que poète et le sait fort bien, en prose comme en vers, et ne raconte pas sa vie mais l’invente, « sous le signe de François Villon », son maître (à lire en introduction du volume I, Pléiade, 2013). Villon voleur, meurtrier, vagabond et peut-être histrion par nécessité, ne savait en effet que mentir sur lui-même, et n’était que poète.