Les identités multiples de Colette

« Poyaudine », c’est ainsi que, dans le recueil intitulé En pays connu, Colette, dont les 150 ans de la naissance sont fêtés en 2023, présente le pays de Basse-Bourgogne qui l’a vue naitre : l’adjectif renvoie à la Puisaye, une petite « province » de bois, de bocage et de potiers, entre Nivernais et Gâtinais, qu’elle a quittée sans trop de regret, mais qu’elle a cherché à reconstituer à Paris, en esprit, dans les jardins du Palais-Royal, où elle s’installe dans les années 1930, rue de Beaujolais.


Gérard Bonal et Frédéric Maget (dir.), Cahier de l’Herne Colette. L’Herne, 256 p., 33 €

Bénédicte Vergez-Chaignon, Colette en guerre 1939/1945. Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 334 p., 21,90 €

Colette, Paris, je t’aime ! et autres textes. Édition de Gérard Bonal et Frédéric Maget. L’Herne, 158 p., 14 €

Emmanuelle Lambert, Sidonie Gabrielle Colette. Gallimard, 216 p., 29 €


Mais que cache chez Colette ce terme vieilli, obsolète et pour tout dire arrogant, de « province » ? Quelle résistance exprime-t-il ? « Pourquoi cesserais-je d’être de mon village ? Il n’y faut pas compter. » Colette est née à Saint-Sauveur-en-Puisaye le 28 janvier 1873, de son nom de baptême Sidonie Gabrielle Colette. Sa mère, Adèle Landoy, a épousé en secondes noces le capitaine Colette : c’est elle la Sido de La maison de Claudine, une personnalité rayonnante, en communion avec la nature, les plantes, les animaux, les êtres, alors même que sa liberté toute simple l’expose aux pires ragots. D’emblée se posera pour Colette, si marquée par l’exemple de sa mère, la question de son identité, de son genre, de ses amours que l’on peut considérer comme variés, de ses activités lucratives et souvent scandaleuses, de son milieu social marginal (La vagabonde…) et il n’est pas sûr que le digne bourg rural de Saint-Sauveur ait vu d’un œil indulgent la carrière et la vie, les frasques de l’auteur du Blé en herbe, et elle-même après ses dix-huit ans n’a jamais songé à s’y installer. Mais ils se sont rabibochés autour d’une « Maison de Colette », d’une rare élégance muséographique, qui est surtout la Maison de Sido, sa mère, plus que la sienne.

2023, année Colette : les identités multiples de Colette

Colette en 1932 © Gallica/BnF

Multiples et divers sont les attachements de la Poyaudine, devenue parisienne et célèbre, avec ses trois maris successifs, Henry Gauthier-Villars, dit Willy, le riche Henry de Jouvenel, et le fidèle Maurice Goudeket, son dernier compagnon. La question de l’identité se pose d’emblée pour l’écrivaine : on sait que son premier mari a publié sous le seul nom de Willy les quatre récits des Claudine qui ont rencontré un succès aussi considérable qu’imprévu : Claudine à l’école (1900), Claudine à Paris (1901), Claudine en ménage (1902), Claudine s’en va (1903). Une usurpation d’identité auctoriale qui n’est pas loin de représenter une forme de viol. Il faut attendre La retraite sentimentale de 1907 pour voir apparaître la signature, encore ambiguë, de « Colette Willy » qu’elle ne remplace par « Colette » qu’en 1923 pour l’audacieux Blé en herbe. Nuancé et informé, le portrait très personnel que trace Emmanuelle Lambert de ces relations est particulièrement juste et d’une belle actualité. C’est l’initiation idéale à une « écrivaine » qu’elle place aussi haut que Proust. Peut-être.

Le passionnant Cahier de l’Herne publié pour les 150 ans réunit des études anciennes et des inédits, notamment des conférences brillantes sur le théâtre, qui clarifient beaucoup cette question de l’identité insaisissable de Colette. Ses incarnations de la « vagabonde » sont aussi multiples que ses déménagements à Paris : l’écolière ingénue et un peu perverse des Claudine est féministe sans le vouloir ; elle découvre avec Missy les amours lesbiennes et a gardé de son enfance l’amour absolu des animaux, des chats, de l’horrible Toby-Chien ; elle se révèle librettiste de génie avec L’enfant et les sortilèges de Ravel et mère distante de sa fille, Bel-Gazou. La riche iconographie rappelle aussi que Colette, non contente de réussir (fréquemment, mais pas toujours) au théâtre, se veut aussi une femme d’affaires, experte en fards et en parfums, à jamais attirée par les coulisses, fussent-elles sordides, et les beaux jeunes gens.

2023, année Colette : les identités multiples de Colette

Emmanuelle Lambert commente ainsi avec une grande liberté de ton et une évidente sympathie une collection chez Gallimard de photographies de Colette qui la montrent dans sa séduisante jeunesse puis subissant les cruels effets de l’âge, de la maladie, des privations (sous l’Occupation), mais toujours prête à intensifier la vie, avec ce regard sans tendresse.

Le Cahier de l’Herne a fait l’objet d’une première publication en 2001. Le contexte a changé, et plus personne ne songerait à nier la modernité relative de l’œuvre de Colette. Il n’est pas jusqu’à son rapport avec le monde animal – « la bête » – qui ne réponde à des sensibilités actuelles. « Aucun écrivain, écrivit Jean-Marie Le Clézio, […] n’a apporté une telle attention à traduire le frémissement, le fourmillement, le pullulement de la vie sous toutes ses formes. » Et d’ajouter : « Colette n’a pu accepter la vie, sa vie, qu’au prix de ce retrait progressif qui l’éloigne et la retranche dans la forteresse de l’écriture. » Une femme libre, donc, dans ses mœurs comme dans son écriture, une œuvre devenue classique. Gourmande, mais sobre. Peut-être verrons-nous bientôt l’exercice de style qui consistera à confronter le récent Prix Nobel de littérature et Colette, reçue à l’Académie royale de Belgique, le féminisme d’émancipation d’Annie Ernaux et celui, atypique mais réel, de Colette, les « sensations » émancipatrices de Cergy-Pontoise et de la « province » de la Puisaye. Un même désir de revanche sociale, peut-être.

2023, année Colette : les identités multiples de Colette

Reste un problème, classique, l’attitude de Colette pendant l’Occupation. Le livre de Bénédicte Vergez-Chaignon, sans rien cacher des maladresses de la « grande dame de la littérature française », rappelle qu’elle a publié quelques articles dans la presse collaborationniste comme Le Petit Parisien ou allemande comme Signal. Son plaidoyer finement argumenté montre une Colette surtout soucieuse d’apporter un réconfort aux lectrices, aux Parisiennes qui devaient seules affronter une vie quotidienne marquée par la pénurie, sans parler des autres angoisses et de la solitude. Rappelons que son troisième mari, Maurice Goudeket, est juif et passe un temps dans un camp d’internement dont Colette le fait libérer en mettant à profit ses relations. Mais il doit vivre caché le reste du temps.

L’attitude de Colette au cours de cette période est résumée par une formule qui nous ramène à ce terme de « province » qui est chez elle une vraie notion, une catégorie sensible : le monde se rétrécit à ce qu’elle voit de sa fenêtre. Sous sa plume minutieuse, le monde devient un microcosme que, de manière répétée, elle appelle sa « province », même quand il s’agit du Palais-Royal : « Je ne puis guère quitter ce coin de fenêtre, au beau milieu, au très beau milieu de Paris. C’est de là que j’ai vu Paris s’enfoncer dans la douleur, noirci de chagrin et d’humiliation, mais aussi se refuser chaque jour davantage. » Un petit livre tout à fait charmant, sorte de rejeton de l’impressionnant cahier et d’une belle couverture turquoise – la couleur de Colette ? –, réunit des extraits sur Paris, considéré paradoxalement comme cette « province » que, où qu’il soit, tout écrivain cherche à saisir dans son intensité vraie.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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