Quand les mots tuent

En se penchant sur la presse des années 1930, le journaliste Daniel Schneidermann montre comment certains journaux suscitent un climat et façonnent progressivement des mentalités. Ainsi, « le parler Maurras », du quotidien L’Action française, instaure « un concours d’éloquence dans l’insulte », et multiplie les appels au meurtre : une prose qui a habitué les élites à un antisémitisme « rationnel », dont Vichy retiendra les conséquences naturelles avec ses « statuts des juifs ». L’auteur se risque, tout au long du livre, à quelques parallèles entre notre époque et celle de l’avant-guerre, en prenant soin d’en montrer les différences. Incontestablement, cela donne à réfléchir et incite à examiner la presse avec vigilance.


Daniel Schneidermann, La guerre avant la guerre. Quand la presse prépare au pire (1936-1939). Seuil, 224 p., 20 €


L’appel au meurtre se double souvent d’un acharnement. Le suicide du ministre de l’Intérieur du Front populaire, Roger Salengro, en atteste. Tous les ingrédients du lynchage médiatique sont réunis, dont « la complicité d’un public avide de corrida », comme le dira François Mauriac. Une rumeur persistante va poursuivre Salengro, accusé d’avoir fourni des renseignements à l’ennemi alors qu’il était prisonnier durant la Première Guerre mondiale, ce qui aurait conduit à une condamnation à mort par contumace. C’est tout d’abord un journal communiste local du Nord, L’Enchaîné, qui, dès 1931, attaque Salengro. Puis c’est au tour de l’hebdomadaire Gringoire, journal qui passera du centre droit à la droite nationaliste puis vichyste, de mener pendant trois mois, en 1936, une campagne tout en « accusations, insinuations, sommations à répondre ». Une commission dirigée par le général Gamelin ne trouve pas la source d’une condamnation, et Léon Blum, à la Chambre des députés, démontre méthodiquement l’innocence de Salengro. Rien n’y fait. Gringoire ricane : « On a blanchi Salengro, le voici Proprengro » ; le ministre se donne la mort le 17 novembre. Schneidermann fait remarquer que la presse « modérée », indifférente à la violence du harcèlement, s’est contentée de reprendre les démentis du ministre mais n’a pas cherché à entreprendre une contre-enquête.

La guerre avant la guerre, de Daniel Schneidermann: quand les mots tuent

La Une du journal « L’Humanité » du 18 novembre 1936 © Gallica/BnF

C’est cette violence qui frappe aujourd’hui. Robert Brasillach, l’âme de l’hebdomadaire Je suis partout, évoque, suite au décret-loi Marchandeau interdisant les propos incitant à la haine raciale, la « question singe ». Et d’affirmer : « Ce que nous appellerons l’antisimiétisme (veuillez bien lire, je vous prie) devient chaque jour une nécessité grave ». Brasillach ira jusqu’à écrire, deux mois après la rafle du Vél’ d’Hiv’ en 1942, qu’il faut « se séparer des juifs en bloc et ne pas garder leurs petits ».  La rhétorique antisémite et raciste a toujours su jouer « de l’humour, de l’implicite de l’animalisation » pour contourner la loi et établir une connivence avec le lecteur. L’Action française qualifiait Blum d’« hircorcerf de la dialectique heimatlos », c’est-à-dire de monstre apatride, mi-bouc, mi-cerf, et de « chamelle parfumée ». En 2013, Minute avait titré à propos de la ministre de la Justice : « Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane ». L’hebdomadaire fut condamné.

Je suis partout préfigure en 1938 le journalisme de délation en publiant le nom de directeurs de théâtres, de cinémas, ainsi que de médecins juifs. Sous l’Occupation, il dénoncera des Juifs ayant adopté des noms d’emprunt pour se protéger. Deux numéros spéciaux consacrés aux Juifs, en 1939, font éclater un antisémitisme furieux destiné aussi à se démarquer de Maurras, jugé pusillanime et frappé d’un « haïssable désarroi » ! Entre les propositions des normaliens turbulents au rire pré-fasciste et la mise en œuvre par Vichy des statuts des juifs, il ne s’écoulera qu’un peu plus d’un an. Schneidermann évoque également « l’hitléro-pacifisme » de ce journal pro-hitlérien. De son côté, Maurras ne craint pas les contradictions : il reproche à Blum de vouloir la guerre, tout en l’accusant de velléités de désarmement devant le danger nazi.

L’auteur analyse avec justesse, à propos de la guerre d’Espagne qui occupe beaucoup la presse, la pseudo neutralité d’un journal populaire comme Paris-Soir. Car la balance est faussée : la guerre est traitée sous un angle militaire mais les articles n’évoquent que très modérément le soutien de Mussolini et d’Hitler à Franco, et pas du tout les demandes de livraisons d’armes des républicains, qui sont montrés débraillés sur les photographies. Il ne faut surtout pas susciter la polémique. Ainsi, sont évoqués les « insurgés », les « rebelles », mais jamais les « fascistes ». L’information sur le bombardement de Guernica passe par le biais d’une revue de presse britannique ; elle est accompagnée de démentis nazis.  Après la défaite des républicains, les lecteurs ne sauront rien de la répression franquiste – les envoyés spéciaux ont quitté l’Espagne. Le Matin, journal conservateur qui vire à l’extrême droite, affirme que les réfugiés espagnols, quelquefois porteurs du typhus, vont, en France, « se mêler de politique ». Ouest-Éclair se demande si l’on va devoir nourrir « cette pègre de fainéants et de criminels » ; l’extrême droite dénonce « les bêtes carnassières de l’Internationale ». Dans un premier temps, il n’est pas permis aux journalistes de visiter les camps insalubres où sont relégués les Espagnols.

La guerre avant la guerre, de Daniel Schneidermann: quand les mots tuent

Le journal communiste L’Humanité ne touchant pas assez les foules, le Parti envisage, en 1937, la création d’un journal « indépendant », Ce Soir, qui copierait Paris-Soir. C’est à Aragon, fort d’une expérience journalistique, que l’on confie cette tâche. Pour séduire, sur une même page, on peut lire des extraits de L’espoir de Malraux et un passage des Mémoires de Fernandel dont le journal a obtenu l’exclusivité. Il convient, « dans un projet prégramscien », nous dit Schneidermann, « d’arracher à la droite réactionnaire l’hégémonie culturelle », autrement dit d’« attirer à la politique par le divertissement ».  Chaplin souhaite la bienvenue à « ce sympathique journal » et, chaque jour, à la une, il y a collision entre « le futile et le tragique ». Toutefois, le côté social du sport ou les grèves à Hollywood sont évoqués. Le succès est au rendez-vous. Aragon cite largement le courrier de ses lecteurs et recopie les noms des donateurs des causes humanitaires qu’il lance. L’aube du financement participatif ? Même si, à chaque page, se laisse voir « la grosse moustache de Staline », Schneidermann pose franchement la question : « Qui a inventé, depuis, de plus efficace antidote à l’influence écrasante des milliardaires ? »

L’auteur égratigne un personnage bien oublié qui eut pourtant une grande influence sur la presse : Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères de Daladier qui, avec sa « fourberie occulte », crut parvenir à éviter la guerre. Aragon n’est pas épargné non plus, lui qui met à la porte de Ce soir l’écrivain Louis Guilloux. Son crime ? Refuser de condamner André Gide qui a publié Retouches à mon « Retour de l’URSS », un livre critique envers le pays et Staline.

La presse d’extrême droite se félicite bruyamment de l’échec de la grève de novembre 1938, provoquée par Daladier qui détricote les réformes du Front populaire. Comme aujourd’hui, remarque Schneidermann, rares sont les reportages sur les ateliers – « c’est loin des centres-villes, c’est bruyant, c’est sale ». Et que dire des articles sur le calcul des salaires et des heures supplémentaires qui « ennuient les lecteurs » ? Paul Reynaud, ministre de l’Économie, s‘exclame : « Devant les étrangers qui nous écoutent, je vous annonce, qu’en France, la semaine des deux dimanches (le week-end) a cessé d’exister ». « L’étranger », c’est-à-dire l’Italie et l’Allemagne, doit prendre la France au sérieux. Un avant-goût de ce qui s’écrira, dans les années 2000-2010, à propos de la crise des dettes souveraines, soutient Schneidermann. Ajoutons que l’arrivée d’émigrés des pays sous la botte nazie provoque l’ire des journaux de droite et une certaine indifférence à gauche, même dans L’Humanité.

Schneidermann termine son livre sur la discordance entre l’enthousiasme d’Aragon face au pacte germano-soviétique qui « fait reculer la guerre » et Brasillach qui rétorque que « s’il y avait un gouvernement, M. Aragon aurait été fusillé ». Cette violence verbale conduit à l’épilogue : « C’est si facile d’entrer en guerre ». L’auteur craint que certains médias n’y soient préparés par les discours de l’extrême droite. La violence dans les rues est moindre qu’à l’époque de Maurras, mais la tentation de la sauvagerie n’est pas impossible, remarque l’auteur. L’ouvrage a été écrit avant la guerre en Ukraine. Il est bien certain que les discours poutiniens, depuis une dizaine d’années, ont préparé, en Russie, « l’opération militaire spéciale ». Les mots servent de cadre aux actions, ils les provoquent.

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