« Lire et écrire, que veut dire cette folie ? À la fin, leur littérature me tape sur les nerfs, avec son exaltation de la souffrance. Faire de la souffrance une valeur ! Bobard mortel, savamment cultivé par de pauvres types tous fous d’orgueil, qui tous écrivent pour prouver qu’ils sont plus intelligents que les autres, qu’ils ont plus d’âme, qu’ils ont plus et mieux souffert que le commun des croquants, comme si cela avait une importance quelconque ! » Celui qui parle ainsi, dans Le sang noir de Louis Guilloux, s’acharne à terminer une Chrestomathie du désespoir, il enseigne la philosophie à Saint-Brieuc, ses élèves l’appellent Cripure (car l’un de ces facétieux fait de la Critique de la raison pure la Cripure de la raison tique).
Louis Guilloux, L’indésirable. Gallimard, 192 p., 18 €
Cripure, tout comme Georges Palante, l’auteur de La sensibilité individualiste, suicidé en 1925, que Louis Guilloux a ressuscité, est un admirateur de Nietzsche, un de ceux que la postérité a rangés, aux côtés de Max Stirner, parmi les anarchistes, bien qu’il ait défini l’anarchisme comme un idéalisme exaspéré et fou. Le lecteur du Sang noir retrouve mot pour mot dans les déclarations de Cripure des professions de foi de Palante le libertaire : « Je détruis toute idole, et je n’ai pas de Dieu à mettre sur l’autel. »
Cripure, gloire locale, puis figure pittoresque, pour ne pas dire grotesque, dans cette petite ville de province qui vit mal les soubresauts de la Première Guerre mondiale, est marié à une illettrée, a un fils dont il n’est pas sûr qu’il soit le sien, et fréquente les maisons closes à la saison du bachot. Quant à la Grande Guerre, Cripure se dit que l’amour de la patrie est en lui la chose la moins falsifiée. Pourtant, dans une époque « où il n’était question que de la France, Cripure, seul, ne pouvait pas parler de la France et il en souffrait, rejeté ici comme ailleurs à sa solitude et à sa comédie ».
Il y a du Georges Palante chez Cripure, mais il y a aussi du Louis Guilloux : dans La maison du peuple, Guilloux se souvient de son père cordonnier qui, avant la guerre de 1914, tentait de fonder une cellule socialiste et se mettait en tête de construire une maison du peuple. Dans une des nouvelles de Vingt ans ma plus belle âge, il revient sur la vie de misère qu’il avait connue à Paris à vingt ans : « Mes amours de salauds, vous m’avez bien fait crever quand j’avais vingt ans ! »
Louis Guilloux le révolté n’aura redonné vie qu’aux « faillis », faillis de la pensée, de l’amour… Des inconsolés, en somme. Toutes les existences, dit-il, n’ont qu’une conclusion : « La vérité de cette vie, ce n’est pas qu’on meure, c’est qu’on meurt volé. » L’art de Louis Guilloux est, tour à tour, d’exploser en imprécations comme dans Le sang noir : « S’il ne s’agissait que de nettoyer la terre de cette bande d’aigrefins et de ganaches, de vidanger le monde de ses cloportes, il donnerait bien un coup de main », de savoir jouer du monologue (Coco perdu), ou d’user de l’ironie pour raconter sans trop de réalisme le destin d’une jeune femme (Angélina), d’introduire le lecteur dans un monde semi-fantastique (La confrontation), en se gardant toujours, précise-t-il, de mettre les points sur les i. Jean Grenier, mais aussi Albert Camus, qui étaient des amis fidèles, n’hésitaient pas à faire l’éloge de son talent, qui forçait leur admiration, tout en aimant l’homme.
L’inédit qui paraît aujourd’hui, intitulé L’indésirable, a été écrit en 1923. Dans ces pages non plus, Louis Guilloux ne met pas trop les points sur les i en évoquant un drame dans un village imaginaire, Belzec. Nous sommes en 1917. Les indésirables de Belzec (quelques Allemands, des Tchèques, des Viennois, un Bulgare, un Espagnol) ont été parqués dans un camp à deux kilomètres de la ville. En ces temps de détresse et de suspicion, un professeur d’allemand est injustement accusé d’avoir montré de la sollicitude envers une Alsacienne, une « boche », pour faire main basse sur son maigre héritage. Comme nous l’apprend Olivier Macaux dans sa postface, Guilloux s’est inspiré d’un fait réel.
Le professeur, parce qu’il a trouvé à la vieille Alsacienne un gîte, mais aussi parce qu’il a témoigné de l’humanité envers le contingent d’indésirables, est soupçonné d’intelligence avec les Allemands et, du jour au lendemain, se voit traité comme un pestiféré. La rumeur enfle, déforme tout, désigne le professeur comme un vendu. Tout cela est raconté sans que Louis Guilloux tombe jamais dans la caricature. Il est aussi pessimiste que son maître Georges Palante. Lui aussi défend l’individu, qui est seul et isolé. Il veut l’amener à se dépouiller de son égoïsme, de ses préjugés, de son penchant à la facilité qui, dans la société, « s’exprime sous forme de l’esprit grégaire ».
Qui n’aurait lu que Le sang noir et L’indésirable aurait envie de décrire Louis Guilloux en employant les expressions mêmes qu’il utilise pour parler de Georges Palante dans Souvenirs sur Georges Palante : ce qui frappe en lui, c’est la « franchise passionnée de son esprit », sa « sensibilité douloureuse », un je-ne-sais-quoi de frémissant et d’héroïque. Et peut-être, tout comme Palante, Louis Guilloux, ne demandait qu’à renaître, à échapper à lui-même et au temps. L’indésirable ne dit pas autre chose que ce désir de se dérober aux cruautés de son époque et à la barbarie des hommes, quand la meute se déchaîne et que le pourchassé, seul, se trouve pris au piège.