D’après un vers de Mandelstam

Après Ne tirez pas camarades (Unes, 2000) et meurs ressuscite (P.O.L, 2015), Albane Prouvost s’inspire pour Renard poirier, son troisième livre, d’un vers d’Ossip Mandelstam : « Le poirier a tiré sur moi ».


Albane Prouvost, Renard poirier. La Dogana, 88 p., 25 €


Ce petit livre d’Albane Prouvost, on pourrait l’appeler un livre des questions, « des questions qui appellent d’autres questions ». Il apparait d’abord comme la troisième partie d’un conte commencé il y a vingt-deux ans avec un autre petit livre, Ne tirez pas camarades, et poursuivi, en 2015, avec meurs ressuscite. Deux petits livres dont les pages sont numérotées, et qui se suivent, s’emboitent, comme des pas dans la neige. Dans ce troisième, paru ce printemps 2022, il n’y a plus de pagination mais, au milieu de la neige, comme des cristaux de poèmes.

Ces trois livres, comme une suite, rappellent ce que Mandelstam disait de l’œuvre de Khlebnikov : « un immense missel recueil d’images de toutes les Russies » ; « toutes les Russies » sont ici un chœur, une chorale de leurs voix profondes. Dès l’ouverture, avec cet exergue de Mandelstam (« le poirier a tiré sur moi »), on entend en résonance ses mots écrits le 4 mai 1937, pendant sa déportation à Voronej : « le merisier et le poirier m’ont pris pour cible ».

Renard poirier, d'Albane Prouvost : d'après un vers de Mandelstam

Mandelstam évoque les poètes : « Maïakovski écrivait dit-il huit à dix lignes par jour des vers/inoubliables… » ; « j’arriverai avec Khlebnikov sur les épaules sans espoir de retour » ; « je pense à Victor Chklovski en traversant la rivière / pendant que je traverse la rivière en me frayant / un passage à travers les blocs de glace » ; « la glace est à moi les pommiers sont d’Essenine / les pommiers se servent constamment des fleurs de Milosz ». Ou encore : « le mariage de Pouchkine avec la neige a eu lieu ».

La trame de ces mots-questions, mots-jeux-de-cubes, est peut-être effectivement à trouver chez Khlebnikov écrivant en 1920-1922 : « une nouvelle espèce de travail dans le domaine de la parole / le récit est une architecture de vocables / les blocs multicolores d’espèces différentes ». Ces mots – jeux-de-vocables qui t’invitent à choisir, réécrire, compléter, inventer, permuter – entrainent le lecteur à creuser le terrier : « renard sans renard entre dans la bonne maison ». Et si l’on change les lettres, un « t » au lieu du « n », un « r » au lieu de « m » ? Retard-renard, maison-raison…

« le plus petit poirier du monde demande si lui aussi

va être massacré

est-ce qu’un petit poirier pourrait parcourir toute l’invraisemblable

étendue de la neige et ne pas pleurer ?

poirier ta vie irradiée commence ici

au-dessus de la barrière fleurie

pas en dessous »

On est ici sur les terres de Chagall, au nord-est de la Biélorussie… « Pourquoi un poème où il est question de chaises / dans le ciel est-il si bouleversant ? » Au vif de la question embrasée, le lecteur emporte les mots-cristaux de « celui qui ne saurait s’éloigner de son cœur même quand il s’éloignait ». « Le mouvement des fleurs hassidiques est-il le même ? ». Ce sont des mots-barrières de fleurs : « Au commencement de la croyance les âmes de neige / l’incroyable bonté / je vous envoie toute la douceur / personne n’est terrorisé par un abricotier en fleur / comme nous sommes pleins de compassion /entre / bienvenu renard fleuri ».

On referme le livre d’Albane Prouvost en se posant une question : « Combien de flocons suffisamment efficaces pour te serrer le cœur ? »

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