Duras, une œuvre miroir

On peut entrer dans l’œuvre de Marguerite Duras par de multiples portes : biographique, romanesque, stylistique, obsessionnelle, littéraire, journalistique, théâtrale, cinématographique. Ou par la porte qu’ouvrent ceux et celles qu’elle fréquenta assidument, comme Yann Andréa, Michèle Manceaux, Colette Fellous et Michelle Porte.


Yann Andréa et Michèle Manceaux, Je voudrais parler de Duras. Entretiens. Pauvert, 120 p., 13 €

Colette Fellous, Le petit foulard de Marguerite D. Gallimard, 112 p., 14 €

Marguerite Duras et Michelle Porte, Lettres retrouvées (1969-1989). Édition préfacée et annotée par Joëlle Pagès-Pindon. Gallimard, 208 p., 18 €


L’actualité littéraire a de nouveau attiré l’attention sur Yann Andréa, le jeune homme qui accompagna Marguerite Duras à partir de l’été 1980 et qui aurait pu être son petit-fils. Pour qui n’a pas suivi le récit de leur relation telle qu’elle s’est offerte au public à l’époque, la lecture des entretiens que Yann Andréa accorda à Michèle Manceaux en 1982 peut constituer un choc, et cela pour plusieurs raisons.

Marguerite Duras racontée par Yann Andréa, Colette Fellous…

Duras écrivant, sur le tournage de « La Musica » (1966) © Collection Michelle Porte

Tout d’abord, et bien que cela ne soit pas l’avis de tout le monde, parce que ces entretiens, les tout premiers textes dans lesquels s’exprime Yann Andréa (ils précèdent les quatre livres qu’il a écrits sur sa relation avec Duras), donnent le sentiment d’une grande sincérité, d’une absence totale de complaisance, d’indiscrétion, de jeu avec la notoriété de Duras. Ensuite parce que son rôle en tant que partenaire amoureux, mais aussi littéraire, donne une résonance, une profondeur quasi vertigineuse aux livres écrits par Duras à partir de cette époque – et ils sont nombreux. Enfin parce que Yann Andréa endosse, involontairement bien sûr, un rôle en général dévolu aux jeunes femmes amoureuses d’un homme plus âgé qu’elles : celui de la victime sous emprise. Ce sur quoi insiste l’édition, qui introduit les entretiens par un texte bref et en italique, elliptiquement signé P. L.

« La bande magnétique enregistre tout, du souffle épuisé et heureux de la voix de Yann, de son rire, du cliquetis de son briquet, jusqu’à l’indicible. Mais voici, le téléphone sonne, c’est Marguerite qui appelle… qui appelle Yann. » La sonnerie du téléphone retentira régulièrement tout au long de l’entretien, comme la voix du dompteur qui retient l’animal dans ses fers.

La vérité de Yann, telle qu’elle se dégage de ses mots, de ses tentatives, est par bonheur plus nuancée, plus passionnante. Ainsi, lorsqu’il commence à douter de la réalité, à la confondre avec la fiction, ce qui a lieu très tôt, avant même de rencontrer Duras, un copain lui dit que ce nom est un pseudonyme : « Ça m’a fait un grand effet qu’elle ne signe pas. Parce que la signature du texte était tellement liée à la personne que je ne pouvais pas imaginer qu’elle ait une autre identité que celle-là, que d’être Duras […] tout à coup je découvrais que c’était faux, que c’était de la fiction […] et dans ma tête ça a déconnecté : le réel et puis la fiction ».

Marguerite Duras racontée par Yann Andréa, Colette Fellous…

Une découverte qui signifie, pour Yann et pour le lecteur, non pas qu’il y a mensonge, mais que la réalité et la fiction, dans une œuvre, sont indissociables. Le trouble qu’il éprouve à ce propos, il l’éprouve à bien d’autres occasions, et chaque fois il l’analyse avec intelligence, modestie et de manière, pourrait-on dire, impitoyable. Sans chercher à duper, ni lui-même ni son interlocutrice. Dès le début de leur rencontre, raconte-t-il, « j’ai été dans un rapport de fascination, d’admiration et aussi… de domination » ; Michèle Manceaux : « Tu veux dire de soumission ? » Yann Andréa : « Oui. Oui. » Il répond oui comme il aurait pu répondre non, car le jeune homme n’est pas aussi soumis qu’il le prétend, parce qu’il se dit qu’il doit sauver sa peau, « parce que ça devient trop ». « Et je ne peux que la désirer. Je ne peux qu’avoir envie de l’embrasser. Et je ne peux aussi qu’avoir envie de la quitter, de la tuer. Parce qu’elle appelle cette violence, elle appelle aussi les coups. » On le voit, dans M. D., refuser de dormir avec elle, vouloir à toute force garder sa propre chambre.

Soumission et allégeance partagées. Ce qu’on appelle « emprise » se nommait jadis « passion ». La passion fait de soi un jouet entre les mains de l’autre, un jouet consentant, terrifié et heureux. La preuve de cette réversibilité se trouve dans les écrits de Marguerite : « Je ne le vois presque jamais, cet homme, Yann. Il n’est presque jamais là dans l’appartement où nous vivons ensemble, au bord de la mer. Il marche. Il parcourt dans la journée beaucoup de distances diverses et répétées. Il va de colline en colline. Il va dans les grands hôtels, il cherche des hommes beaux. Il trouve quelques beaux barmen » ; la preuve de l’interaction entre réalité vraie et fiction aussi. Particulièrement dans Yann Andréa Steiner. Où Marguerite s’approprie Yann, le Yann de la réalité, pour le transporter dans la fiction. Pour le faire devenir autre, pour qu’il se confonde avec un enfant juif qu’une monitrice, pendant la guerre, a sauvé de la déportation. Ou encore dans Emily L., où leur couple en devient un autre. Où elle fait de leur couple une légende qui rappelle à la fois celle d’Emily Brontë et celle d’Emily Dickinson. Où la fiction devient réelle. Car qui peut dire qu’il n’a jamais confondu un être aimé avec un autre, connu de lui ou seulement rencontré dans les livres ? C’est alors que la fiction se fait vertige et le miroir de l’œuvre un gouffre.

Marguerite Duras racontée par Yann Andréa, Colette Fellous…

Duras cousant sur la terrasse de Neauphle (1975) © Collection Michelle Porte

En plus d’Andréa, il y en a d’autres, qui se mirent au miroir. La pertinence n’est pas la même. Ni le désintéressement. Dans Le petit foulard de Marguerite D., Colette Fellous raconte ses liens avec la romancière, symbolisés par un objet, apparemment insignifiant, un élément vestimentaire. Et, en s’aidant de ce foulard, elle analyse des livres, Emily L. ou La vie matérielle. Un regard décalé qui n’est pas sans malice ni sans charme. Des photos magnifiques et rarement montrées, comme celle qui figure sur la couverture, prise aux Roches noires : Yann, derrière une vitre, regardant Marguerite, et elle à l’extérieur, lui rendant son regard, accoudée, portant foulard et chapeau d’homme. « Dans Emily L., elle fait habiter un livre par un autre, elle en fait même vivre plus de deux, les temps et les couples se multiplient et ça recommence, ça recommence, on se perd, qui est qui, dans quel pays, sont-ils morts, sont-ils vivants, sont-ils ensemble ou séparés, on ne comprend pas toujours mais on ne cherche pas trop non plus une cohérence, c’est au-delà, on voyage avec elle ». On voyage aussi avec Colette Fellous, sans toujours bien comprendre d’où vient le foulard que porte Marguerite, s’il s’agit du même, s’il s’agit d’un autre – peu importe, on voyage.

Les Lettres retrouvées de Marguerite Duras et Michelle Porte attirent la curiosité sans tout à fait convaincre. On aurait aimé, pourtant, découvrir la Marguerite intime annoncée par le bandeau. Le miracle n’est pas toujours au rendez-vous. Les courriers de Marguerite sont la plupart du temps anecdotiques ou développent peu les sujets abordés. La raison essentielle est qu’elle n’aime pas écrire et qu’elle préfère le téléphone aux lettres. Dans celle du 25 septembre 1973, adressée à Michelle Porte et à son amie Marie-Pierre, on apprend que Dionys Mascolo va bien, que Marguerite corrige les épreuves de Nathalie Granger, qu’elle attend de la part de Marie-Pierre des plans pour des étagères. Et en ajout, en haut de page : « La mort d’Allende et les évènements du Chili m’ont complètement bouleversée. C’est affreux. » Seul passage habité de la lettre, mais contesté par Michelle Porte, qui l’estime inventé : Marguerite y raconte qu’un café-hôtel algérien de son quartier a été dévasté par la police.

Les notes informatives ou les échanges de Michelle Porte avec Joëlle Pagès-Pindon rappellent des souvenirs, tels qu’ils surgissent dans la mémoire, c’est-à-dire dans le désordre, comme à la suite de la lettre du 31 juillet 1969 : Marguerite aime coudre, elle a peur de la mort, elle ne va pas voir ses amis malades, Marguerite donne des conseils médicaux, pour la comprendre « il faut voir sa relation avec sa mère », Marguerite est dure avec certains, comme avec Catherine Sellers, etc.

Marguerite Duras racontée par Yann Andréa, Colette Fellous…

Outre les Lettres retrouvées de Marguerite, le livre propose deux lettres de Michelle Porte, deux entretiens entre elles deux, deux textes de Marguerite Duras et le fac-similé de trois lettres de la romancière. Mieux vaut se plonger dans les écrits de Marguerite et dans les livres d’entretiens, comme le passionnant Le livre dit. Entretiens de « Duras filme » (Gallimard, 2014), dont l’édition a été établie, présentée et annotée par Joëlle Pagès-Pindon, qui a collaboré aux publications de la Pléiade. Ou dans celui réalisé par Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras (Minuit, 1978).

L’actuel afflux de publications, de films (La douleur, d’Emmanuel Finkiel, Azuro, de Matthieu Rozé…) témoigne de l’actualité de l’œuvre. Laquelle actualité tient au mélange de vérité biographique et de dérive fictionnelle dont notre époque se montre friande et qu’on trouve davantage chez Marguerite Duras que chez les autres auteurs du Nouveau Roman. Chacun voit le reflet de soi ou de sa vie dans le miroir que la romancière, pourtant si narcissique, lui tend. On le vérifie une fois encore : parler de soi est parlant pour les autres, surtout quand le génie s’en mêle.

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