Le seul intitulé des chapitres de ce livre est déjà révélateur de l’emprisonnement et de la canalisation de tout ce qui se rapportait, sous le Reich hitlérien, à la famille et aux relations affectives, toutes soumises à ses seuls objectifs. Le remarquable livre d’Elissa Mailänder, Amour, mariage, sexualité. Une histoire intime du nazisme (1930-1950), permet de mieux saisir le fonctionnement du nazisme sur ce plan essentiel de la sexualité, que le pouvoir voulut serrer au plus près tout en veillant à obtenir un large soutien dans la population, ce qui fut le cas.
Elissa Mailänder, Amour, mariage, sexualité. Une histoire intime du nazisme (1930-1950). Seuil, coll. « L’univers historique », 512 p., 24 €
Le programme nazi avait pour seul but l’édification du Reich millénaire (Tausendjähriges Reich) au moyen de l’élimination ethnique des « inférieurs », de l’éradication de l’humanité et de sa réduction à l’état soldatique d’un certain Ernst Jünger, autre coqueluche de Paris. Le « type » germanique devait s’imposer, hors de toute considération morale ou juridique (le national-socialisme avait institué un « droit » spécifique, régi par le parti). Il n’y avait de contenu qu’ethno-biologique, le racisme nazi est physiologique, il est pour ainsi dire corporel. Depuis des siècles, au moins depuis Luther, il est une donnée fondamentale d’une certaine corporéité germanique que l’antijudaïsme puis l’antisémitisme opératoire figureront.
L’obsession d’un Reich purifié, à la Fichte, s’est manifestée, au début du XXe siècle, dans les mouvements écolo-gymnastes, dans la naissance du nudisme et surtout dans le Wandervogel, un ensemble de mouvements de jeunesse naturo-scouts, de tendance germano-païenne dont fit partie toute l’élite de la jeunesse allemande de l’époque (Walter Benjamin, par exemple). On s’y réclamait d’une sexualité libre et romantique.
Repris sous une autre forme dans la Hitlerjugend (la jeunesse hitlérienne), ce culte du corps musclé sera l’objet de tous les soins de la médecine nazie et mettra en œuvre l’élimination, finalement assez bien acceptée par l’opinion publique, des faibles et des « sous-hommes ». Parallèlement, la vie sexuelle fut totalement réglementée, contrôlée et mise au pas, au point que « la violence sexuelle devint une performance sociale et un divertissement », titre (à peu de chose près) du cinquième chapitre de l’ouvrage d’Elissa Mailänder.
Le peuple allemand, dans l’ensemble, faisait siens les objectifs géopolitiques du régime, et c’est bien ce que montre ce livre. Les nombreuses anecdotes et les photographies qui l’illustrent sont toutes très significatives ; elles révèlent pour la plupart un monde heureux de fenêtres ouvertes sur la campagne ou de mères épanouies (motifs fréquents dans la peinture nazie). La photographie joue, comme le montre Elissa Mailänder, un rôle de propagande essentiel. La photo qui ouvre le cahier de reproductions hors texte représente un jeune couple enlacé sur une plage, entouré de fanions à croix gammée, plantés dans le sable : le nazisme signifie jeunesse, bonheur et épanouissement sexuel dans un cadre strictement cantonné à la reproduction de bébés allemands blonds et vigoureux.
De la réglementation du mariage jusqu’à la stérilisation des personnes jugées « indignes » de procréer, en passant par les bacchanales après les exécutions collectives ou le déroulement des mariages, tout est mis en place par l’encadrement national-socialiste. Les affaires de divorce, de relations sexuelles hors mariage, se déroulaient selon des modalités prescrites, à la fois libérales d’apparence et rigoureusement contrôlées, à la fois raciales et démographiques. À cette fin, on institua les Lebensborn, sortes de harems féminins destinés à augmenter les naissances aryennes, de contrepoint à l’extermination dont personne n‘ignorait l’existence.

Trois membres de la Jeunesse hitlérienne à Dantzig, photographiés par Anne-Marie Scwarzenbach © D.R.
De cette réalité, on ne savait rien de précis, mais on n’ignorait rien : les récits plus ou moins allusifs de permissionnaires du front de l’Est en disaient long, c’était une réalité soigneusement propagée et dissimulée en même temps. Tout le monde, pris entre participation et terreur, jouait le jeu que le pouvoir attendait et obtenait de la Volksgemeinschaft (la communauté aryenne allemande). Comme le montre Elissa Mailänder, l’emprise de l’idéologie nazie était d’autant plus prégnante qu’elle n’était pas simplement « décrétée du haut vers le bas », qu’elle n’était pas une succession de proclamations ou de décisions autoritaires, mais qu’elle fut « (re)produite – c’est-à-dire appropriée, modifiée, plus rarement rejetée – par les acteurs historiques dans leurs relations sociales et intimes au quotidien ».
La violence et l’abus sexuel dominaient les relations avec les femmes. De plus, comme le rappelle l’auteur, les archives étant restées fermées jusqu’en 1990, il existe peu de témoignages sur les violences commises par les dix millions de soldats allemands combattant à l’Est ; il ne faut pas oublier que le régime nazi, outre l’extermination partiellement réalisée des Juifs d’Europe et des « sous-hommes », envisageait l’expulsion (Generalplan Ost) et le remplacement de la population polonaise et d’une partie de la population soviétique. À bien des égards, cette idéologie était déjà devenue la substance même de cette population qui ne pouvait faire autrement que d’y participer, jusque dans le sommeil.
Le mérite du livre d’Elissa Mailänder est ainsi de montrer le fonctionnement du national-socialisme au quotidien. Alors que la plupart des travaux et des études sont consacrés aux crimes nazis et à l’édification politique de ce régime dont la marque de base reste Auschwitz, rares sont les ouvrages sur l‘immédiat, sur le vécu allemand de cette époque. L’établissement d’un « Reich millénaire » fondé sur l’extermination et la sélection raciale est partout présent et sa raison d’être apparaît à toutes les pages. Leçon peut-être prometteuse pour l’avenir.