Écrivain combattant

De ce livre hybride, que faire ? Rappeler que son titre, Cavalier d’épée, est emprunté au vocabulaire du tarot ? Il est vrai que la carte appelée « cavalier d’épée » est symbole d’action et de fougue, et ce recueil ne manque ni de fougue, ni de grandeur, ni de beauté. Souligner son soubassement biographique ? À dix-sept ans, Pierre Chopinaud est parti à Skopje, en Macédoine du Nord, travailler auprès de réfugiés victimes de la guerre qui déchirait la Yougoslavie : l’expérience fut fondatrice et elle nourrit cet ouvrage. Mettre en valeur son versant politique ? Cavalier d’épée est un livre dont l’engagement est total : concret, humain et spirituel.


Pierre Chopinaud, Cavalier d’épée. P.O.L, 336 p., 20 €


Si l’ouvrage est hybride, c’est d’abord en vertu de son organisation puisqu’il rassemble des textes de natures très différentes. Certains sont des réflexions éclairées et éprouvées sur ce que signifie être humain à l’ère des crimes de masse. Ces réflexions jouxtent des entretiens de l’écrivain avec des représentants de diverses revues où sont abordées les grandes questions de la vérité, de la langue, de la connaissance… Les coups de sonde que sont les réponses de Chopinaud sont d’une intelligence presque brutale tant elles sont édifiantes. Est également présent l’élément biographique, suivant un mode spécifique sur lequel nous reviendrons. Enfin, le livre comprend des tribunes adressées à nos gouvernants (le Parlement européen, Manuel Valls, François Hollande), des discours d’intervention qui ont été prononcés puisque Pierre Chopinaud est conseiller de plusieurs associations qui défendent les droits des plus faibles, notamment les Rroms.

Quatre grandes sections – « Trahir », « Parler », « Souvenir », Jouer » – structurent l’ensemble. Dire que l’auteur prend le lecteur par la main et éclaire sa route serait faux. Il ne cesse de le dérouter, mais en lâchant des cailloux qui lui permettent de poursuivre. On entre en Chopinaudland avec difficulté, le sourcil froncé, mais intrigué, impressionné et accroché, soulagé de tomber sur ces repères, qu’ils soient biographiques, spatiaux, temporels ou littéraires.

Commençons par les premiers. Pierre Chopinaud ouvre son recueil en évoquant sa vie, mais en évacuant son enfance et son adolescence (il les a évoquées à son étrange façon dans son livre précédent, Enfant de perdition). L’écrivain-cavalier naît donc à l’âge de dix-sept ans, à Lyon, en 1999, quand une pluie de bombes de l’OTAN s’abat sur la Serbie et le Kosovo, quatre ans après la palme d’or attribuée à Emir Kusturica, Serbe, pour son film Underground. Sa naissance est celle d’une conscience et elle n’a rien à voir avec l’indignation que le film a suscitée chez nous, Européens occidentaux. On salue l’indépendance du jeune homme, bouleversé par le film qu’il compare à un « suaire » sous lequel apparaissent les images du Satyricon de Fellini.

Le père et la mère de l’écrivain ? Là encore, ils sont absents au sens biographique usuel. Le père est « la loi du père », ou l’antique figure de l’ordre familial et mondial qu’il maintient « en déguisant le mode de vie hédoniste et consumériste qu’il diffuse et défend par les armes en “art de vivre occidental” ». La mère est celle qui quitta, enfant, une Italie de misère, seule terre à laquelle l’écrivain semble se rattacher : celle des ragazzi di vita de Pasolini, celle qui, par cercles concentriques, devient le Sud global, l’espace des périphéries, des abandonnés, des olvidados, de ceux qu’Antonio Gramsci nomma « les subalternes ».

Cavalier d’épée : Pierre Chopinaud, écrivain combattant

Pierre Chopinaud © Hélène Bamberger

De fait, l’idée et la réalité de subalternité est le principal fil conducteur de tous les textes réunis dans ce Cavalier d’épée, et le fil conducteur de l’existence que s’est choisie Pierre Chopinaud. Il faut souligner ce lien exceptionnel entre ce que cet homme fait et engage pour changer le monde et ce qu’il écrit, ce qu’il réfléchit de ce monde et sur ce monde.

Les flèches lancées contre la rapacité, le matérialisme et l’arrogance de notre Occident sont nombreuses dans ce Cavalier d’épée ; elles sont vraies, violentes, issues du cœur et du terrain. Il s’agit même plus que de flèches. L’écrivain a fondé sa vie entière sur la lecture d’un monde divisé en un recto surplombant (qu’il appelle avec munificence « les puissances de l’évidence ») et un verso nié et relégué dans les trous – les trous creusés à même la terre pour y jeter des corps, que l’écrivain assimile aux trous de la langue : il oppose le « camp du muet » et le « camp du parlant ». L’écrivain insiste, appuie, dérange et varie sur ce thème en mêlant les registres et les tons : messianique et politique, enflammé et factuel, aimant et plein de fureur.

Son phrasé est ample. Sa syntaxe est pleine d’inversions qui obligent à se concentrer. Son vocabulaire est rare. Ce n’est pas celui de la fiction contemporaine, encore moins celui du journalisme, ni celui de l’université (on y trouvera très peu de termes tels que « dominants », « dominé », « post-colonialisme »). Il puise hors des parlers éphémères de l’actualité et ranime un lexique moins situé et moins daté, préférant les mots de l’art et des voyants qu’il s’est choisis pour parrains, ils ont pour nom Artaud, Rimbaud, Nietzsche, Kafka… ou Pierre Guyotat, mort il y a peu.

De Guyotat, Pierre Chopinaud a transcrit le texte de Coma, un des récits de formation de l’écrivain (le livre lui est dédié). De Guyotat, la manière et la compassion résonnent dans l’écriture de Pierre Chopinaud. Les deux hommes ont en commun une révolte (« quelque part à l’intérieur de mes os », écrit Chopinaud) contre la cruauté du siècle et un sentiment de fraternité absolue. L’un et l’autre sont des lutteurs.

Guyotat paya cher son refus d’assujettir les Algériens fiers et indociles. Chopinaud a découvert à Skopje des représentants et des défenseurs d’une autre culture assujettie, la culture rrom, diaspora qu’il défend à double titre : parce qu’elle est en péril et parce qu’elle est à l’image de la grande diaspora des damnés de la terre. À ce qu’il nomme « l’Individu contemporain » il oppose le Rrom, coude à coude avec le Juif, le Musulman, l’Enfant privé de langue et de nom.

Il s’en réfère à Primo Levi qui, dans La trêve, explique que le mourant est nommé Muselmann dans la langue du camp, puis évoque un petit enfant du camp à qui personne n’a jamais appris à parler – cruauté suprême, négation de l’être et de ce qui en fait un Homme. Jamais Pierre Chopinaud n’oublie que le siècle qui vient de s’achever et se prolonge fut celui des tentatives d’extermination et d’éradication à l’échelle industrielle. Son humanisme est né des charniers dont le souvenir est inscrit en lui.

Sa défense n’a rien de vague ni d’exalté. À Skopje, l’écrivain a rencontré un poète nommé Muzafer Bislim qui a entrepris de collecter et de réinventer la langue rromani, langue dispersée, minoritaire, à peine écrite et menacée de disparition. Pierre Chopinaud s’est fait linguiste et a décidé de relayer sa démarche en traduisant ses poèmes, tâchant de reproduire en français « l’état de fragilité, d’incertitude de la langue rromani ». Le livre propose plusieurs extraits dans les deux langues : ce sont sans doute les pages les plus étonnantes de Cavalier d’épée.

En effet, ce recueil est un curieux objet : il est hardi, comme son auteur, et traversé par une douce folie. Il détonne absolument et trahit un bien singulier talent. Qu’importe quelques défauts, quand brille une telle flamme. Le livre touchera les lecteurs avides de sens, et il gagne à être lu au regard du premier récit de l’auteur, Enfant de perdition (P.O.L, 2020), qui est un roman de formation. Pierre Chopinaud est de ces écrivains qui sont un vrai pari d’éditeur, un engagement là aussi.

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