Quatrième étape du chemin autobiographique de l’œuvre de Pierre Guyotat – après Coma, Formation et Arrière-fond – Idiotie montre comment toutes les formes de la révolte sont des conduites politiques de l’art. L’auteur y confirme l’événement qu’il est dans la littérature et la langue françaises en nous donnant à voir plus intensément et de plus près tout ce qu’on croyait connaître.
Pierre Guyotat, Idiotie. Grasset, 250 p., 19 €
Formation racontait comment l’évidence de l’art et le destin de poète s’inscrivaient dans le corps et l’esprit d’un jeune adolescent. Idiotie commence quelques années plus tard et évoque les années 1958 à 1962, qui sont celles de toutes les rébellions : fugue à Paris, vol d’argent dans la chambre sanctuarisée de la mère morte, voyeurisme, révolte contre la hiérarchie militaire… Dans l’histoire de France, ces années sont celles de la Guerre d’Algérie. Dans la vie de Pierre Guyotat aussi, du moins les deux dernières, qui achèvent sa formation en lui révélant la dimension politique de sa destinée d’artiste : le poète est en effet celui qui est en empathie profonde avec tous, pas le représentant d’une classe, d’une langue ou d’un pays. Ses langues devront inclure l’ensemble des êtres vivants, en particulier celles et ceux qui n’en ont pas : les animaux (surtout les chiens, mais aussi les oiseaux), les analphabètes, les rejetés, les rebutés.
C’est pourquoi il invente beaucoup de langues, qui sont autant de musiques données au monde pour mieux entendre tous ses sons, ses expressions. Ici, où l’on est dans la langue que Guyotat appelle « normative », on est saisi par ce que tout le français peut faire en termes de rythme avec des phrases longues, coupées, des liaisons inattendues, des variations, des dialogues, des mots de tous les registres. C’est un monde où l’on porte encore des chandails, où l’on mange des fayots et où les saucissons s’appellent « jésus », mais qui ouvre sur l’avenir tant il embrasse, pour les réconforter, toutes les misères de la guerre et de la terre.
L’idiotie est donc ici à la fois la plus grande singularité, celle qui fait être absolument différent des autres, et celle qui permet d’être du côté de tous, dans une lucidité souveraine. Elle doit bien sûr à Faulkner – Le Bruit et la fureur et Benjy. Faulkner que Guyotat fait entendre à ses camarades soldats en Algérie – c’est Le Domaine, envoyé dans un colis avec un saucisson de Haute-Loire et un tricot –, et qui libère enfin la langue après deux ans d’assujettissement. « Illumination : c’est de la bête que je dois faire une œuvre, de l’idiot qui parle, du “rien”… » L’idiotie tient lieu de genèse, comme chez Faulkner qui raconte qu’après avoir écrit Le Bruit et la fureur, il n’a plus jamais rien lu puisque tout ce qu’il avait lu avant, il l’avait enfin compris, vécu, en écrivant.
En Algérie, Guyotat fait l’expérience de la solitude, de la soumission, de la bêtise des ordres, de l’ignorance dans laquelle on tient les soldats, de la désobéissance et de la répression. Il fait irruption dans le bureau des officiers, renverse tout sur son passage, arrache les décorations ornant les uniformes : il sera mis « au secret » pendant deux mois. On connaissait cet épisode de la vie de Guyotat. Il l’avait raconté autrement, déjà. C’est là que commence à se former Tombeau pour cinq cent mille soldats – qui paraîtra en 1967 mais qu’il se met à écrire avec fureur dès son retour d’Algérie et dont la première ébauche, intitulée La prison, est restée inédite jusqu’en 2016 et sa publication dans le numéro de Critique qui lui est consacré.
Tout ce qu’il voit et pense le confirme dans sa foi pour l’Indépendance. Il ressent de l’intérieur la logique implacable de la domination. Il entend le contraste entre une langue française dominatrice, fanfaronne et une langue berbère infériorisée. Il voit un peuple soumis à une double terreur et pourtant capable de distinguer encore le tortionnaire de l’ami. Il faut arracher la langue à cette séparation, lui rendre sa puissance d’inclusion : « Rumeurs, troubles, autour du camp, passages agités d’isolés noirs de soleil, d’errance, de faim de cuit, c’est de leur rumination que je ferai ma poésie future. » Guyotat était déjà écrivain avant d’avoir l’expérience de la guerre. Il a publié (sous pseudonyme à la demande de son père) Le Cheval au Seuil en 1960. Mais la radicalité de ce qu’il vit en Algérie agrandit encore son empathie, son expérience de la déshumanisation que la culture humaniste n’a pas empêchée et qu’il faut donc détruire, sa compréhension profonde de l’humain qu’il faut accueillir de nouveau, avec tous ses sens.
Ainsi, Idiotie nous donne un monde, une histoire, une époque, comme on ne les avait jamais vus avant. Pourquoi ? Parce que Guyotat nous les montre de plus près, avec une intensité décuplée. Par un effet de plans rapprochés, comme on peut en avoir dans certaines peintures sur la croupe d’un cheval ou sur des fleurs d’eau, il grossit certains détails pour rentrer dans le réel par effraction. Sa relation à l’autobiographie et à la mémoire consiste moins à produire de sa vie un récit qu’à en dégager quelques tableaux frappants, où les choses sont vues sous des perspectives, des angles inattendus, venus d’une disposition particulière de la mémoire qui est aussi mémoire de l’écrit : « je me souviens alors plus de ce que j’ai écrit que fait. À chaque fois c’est la première fois ». La sexualité, l’une des grandes obsessions de ces années de jeunesse, est presque toujours vécue dans la position du tiers plus ou moins exclu, mais dont l’œil qui voit par des fentes, des soupiraux, des déchirures du noir a une expérience bien plus complète. Comme la guerre vue du cachot, où les sens en éveil intensifient le bruit des bottes, les odeurs de rata et la présence de l’insecte sur un mur.
Cette technique du plan rapproché trouve des équivalences pour les autres sens : accélération du rythme, ellipses, association pour l’ouïe, mobilisation de tout un vocabulaire de la terre, des fluides, des semences, des déjections, pour l’olfaction. Avec pour le lecteur le sentiment d’être pris dans la matière de l’expérience, dans ses odeurs, ses désirs et ses sons. La violence est présente, mais elle n’est pas désespérante car l’art y montre sa capacité de réparation, de réanimation des morts et de formation des liens. Mais cette puissance positive, politique, de la littérature a un prix, qui est le sacrifice du poète. On le voit contraint à des privations volontaires – la satisfaction sexuelle, réservée pour la production du texte sauvage, celui écrit la nuit – ou involontaires, conséquences de sa rébellion, privation de nourriture à Paris lorsqu’il fuit la maison de son père, privation de liberté en Algérie lorsqu’il se révolte contre les ordres reçus. Mais la conséquence de ce sacrifice est la production d’une œuvre d’art totale, renversant les principes d’ordre, d’unité et de système qui pourrait mettre celle-ci au service de la domination, comme ça a pu être le cas par le passé, et rendant active sa puissance d’inclusion et d’égalisation de tous les êtres.