La tradition d’amour

Il y a une veine heureuse dans ces Cent quatrains érotiques, tirés des Cento quartine et altre storie d’amore de Patrizia Valduga (1997), traduits pour la première fois dans leur intégralité par Paolo Bellomo et Camille Bloomfield. Les désirs (d’une femme, la plupart du temps) s’y disent en deux langues, l’italien et le français, puisque le texte est donné en version bilingue. En français, ils se lisent à la manière de Boileau : les mots pour les dire arrivent (semble-t-il) aisément. Mais cette aisance emprunte à une longue tradition.


Patrizia Valduga, Cent quatrains érotiques. Trad. de l’italien par Paolo Bellomo et Camille Bloomfield. Édition bilingue. Nous, 128 p., 15 €


Avec le quatrain rimé, en effet, la langue tire son allant d’un rythme familier, connu : à la fois lyrique (« Chacun de mes sens en chaque sens est plongé / adieu dit chaque cellule à chaque cellule : / à travers l’univers je suis resignifiée, / je suis une algue, une aile de libellule ») et propre à la pointe épigrammatique (« Eh ! on a la nuit entière pour nous ; / Écoute-moi bien :  ne jouis pas, attends / prolonge ton plaisir, tiens jusqu’au bout…/ si tu jouis, je te fesse une heure durant »), ou encore à la distanciation poétique.

Cent quatrains érotiques, de Patrizia Valduga : la tradition d'amour

« Venus et Adonis » par Nicolas Poussin (vers 1626, deux tableaux réunis en 2010)

Et puis, en mettant en scène un dialogue entre une femme et son amant, les quatrains de Patrizia Valduga empruntent à la joute amoureuse, peut-être au chant amoébée. Ajoutons à cela que, le plus souvent, la traductrice et le traducteur, férus l’une et l’autre de traductions à contraintes (ils sont membres de l’Outranspo), ont fait le choix de traduire les hendécasyllabes italiens en décasyllabes français ; alors s’entend, au moins lointainement, la poésie courtoise que l’alexandrin – « cadence nationale », disait Mallarmé, à ne sortir, « épée, drapeau », « qu’aux grandes occasions » – a quelque peu remisée. Elle sort un peu de sa remise, avec des airs de jouvence retrouvée, pour une belle occasion, elle aussi, mais cette occasion est intime, lyrique et érotique bien plus que nationale.

Ainsi distanciée et scandée, l’obscénité des images et du dialogue ne produit pas dans ces poèmes les longs effets de sidération et de profond dérèglement qu’elle peut produire dans d’autres formes de littérature, par exemple chez Bataille. Mais qu’on ne s’y trompe pas : elle ne se résout pas non plus tout à fait dans la joie un peu mondaine du mot bien placé, de la rime bien trouvée, et la postface des traducteurs est à ce titre tout à fait éclairante.

C’est plutôt comme si la langue à la fois joueuse et très ritualisée de Patrizia Valduga explorait une plasticité. Elle convoque l’obscène, son charme, son plaisir, mais aussi sa cérémonie, en esquive la possible emphase et a la sincérité d’en craindre les dangers. Elle convoque la lectrice et le lecteur à une place de voyeur tout en leur indiquant qu’en termes de voyeurisme il n’y aura, finalement, que le truchement des mots. Elle fait entendre la scansion, au cœur de la sensation érotique, d’un évanouissement qui défait les identités et échappe à la fusion romantique, tout en intégrant cette scansion à une poésie amoureuse très adressée. Paolo Bellomo et Camille Bloomfield offrent la première traduction d’un recueil complet de Patrizia Valduga. On espère que, grâce à eux, d’autres traductions suivront et nous feront découvrir toute la richesse de cette œuvre.

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