De Tulsa à l’Upper West Side

Sur trois générations, le roman De feu et d’or livre l’histoire d’une famille noire des États-Unis depuis le massacre de Tulsa en 1921 jusqu’au 11 septembre 2001. Le talent éprouvé de conteuse de Jacqueline Woodson, sa chaleur attentive, abordent les questions de race, d’identité, de classe et de genre tout au long d’un parcours à six personnages, bien centré sur les questions cruciales du XXe siècle américain.


Jacqueline Woodson, De feu et d’or. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Schneiter. Stock, coll. « La cosmopolite », 204 p., 19 €


Tout commence au son d’un orchestre à Brooklyn, Prince à tue-tête, le grand-père au piano, c’est le dernier jour de mai 2001, jour de la cérémonie des seize ans de Melody. Elle va se vêtir de la robe blanche, la robe de sa mère Iris qui n’a pu la porter en son temps pour la célébration, parce qu’elle était enceinte. Enfant du déni et de la pensée magique, dans la belle demeure familiale de Park Slope, Melody franchit un cap : « Regardez la beauté de notre couleur noire. Pendant que nous dansons, je ne suis ni Melody, qui a seize ans, ni la fille illégitime de mes parents. Je suis un récit, une histoire presque oubliée. Dont on se souvient. »

Les ambitions du roman sont posées, la durée, la stature. Le déclic par l’émotion, le drame et le défi, amenés sans longueurs, s’effleure à travers des bribes de souvenirs, des fragments concrets de la vie quotidienne et des rencontres. Six personnages : Melody, ses parents, Iris et Aubrey, ses grands-parents, Sabe et Po’ Boy, et un ami, Malcolm, tous invitent à un voyage émotionnel et à des instants poétiques. Jacqueline Woodson privilégie les gens, esquissant à peine les lieux, elle évoque durant les années étudiantes d’Iris de menus faits tels des cheveux et des coiffures, les remarques des Africaines et des Caribéennes qui décèlent sa grossesse, des instants avec ses amoureux, passant rapidement d’un monologue intérieur à une brève conversation, accumulant les sensations simples, passant d’un moment à l’autre comme par association, d’une chanson à l’autre pour faire s’ébrouer une époque.

Au cœur des trois générations circulent des fils de vie, semés çà et là – en rappel, Melody porte le prénom de sa grand-mère qui a failli mourir à Tulsa – car Jacqueline Woodson joue sur les échelles, d’une part un format intime, celui du foyer et de la famille linéaire, et de l’autre un cadre national matérialisé par deux massacres. Elle borne l’horizon par des cauchemars, à commencer par celui du lynchage raciste perpétré dans le quartier noir prospère de Black Wall Street à Tulsa, Oklahoma, dans la nuit du 31 mai au 1er juillet 1921, et où, pour faire bonne mesure, des bombes incendiaires de boule de térébenthine en feu furent lâchées sur les toits de Greenwood par la police de la ville, en renfort du Ku Klux Klan. Restent les cendres dans la mémoire de la famille. L’épisode est évoqué à mi-parcours, encore rouge près de l’os (pour reprendre le titre original du roman, Red at the Bone), et demeure gravé dans les esprits comme pour réactualiser cette tentative d’élimination, cette menace qui ne s’efface pas, installant une défiance vis-à-vis du monde, et la vie comme un mode de survie. Pour Iris, Tulsa, lieu hanté, lié à la perte, au feu, à la destruction de l’avenir noir, demeure un passé en sommeil, un épisode archaïque mais qui ajoute de l’épaisseur et de la profondeur à son histoire. Au contraire, au matin du 11 septembre, la télévision passe ses images des bombardements et le groupe des étudiants, à l’unisson, songe à un père, un frère, prisonniers des tours.

De feu et d’or, de Jacqueline Woodson : de Tulsa à l’Upper West Side

Oklahoma City (2017) © Jean-Luc Bertini

Panachant les registres, Jacqueline Woodson construit une atmosphère où les membres de ces familles restent infiniment proches et protecteurs, donnant ainsi une image discrète et calme de la communauté noire, tout à l’inverse des violences des tapages médiatiques et des stéréotypes. Ainsi Aubrey, père noir de Melody, d’origine modeste, mène-t-il sa parentalité de manière exemplaire. Une écriture, très travaillée vers l’ellipse et la vignette, capte les gestes et les nuances de tendresse comme autant de photographies sentimentales instantanées, pour partager une gaucherie et des incertitudes. La timidité marque ces jeunes gens, écoliers et étudiants brillants, ambitieux mais incertains. Si le monde des campus permet de dépasser les contingences des quartiers, il élargit la perspective ; en cité universitaire, l’horizon évolue, les Noirs se regroupent en tablées, Iris noue d’autres liens dont une liaison homosexuelle.

Personnalité très en vue, accessible et charismatique, Jacqueline Woodson s’est d’abord fait connaître par ses succès dans la littérature dédiée aux enfants et aux adolescents, avec une production soutenue et un mandat d’ambassadeur national pour la littérature jeunesse à la bibliothèque du Congrès en 2018-2019. Née dans l’Ohio, elle fait halte en Caroline du Sud – Greenville et ses quartiers ségrégués – avant d’arriver à Brooklyn à l’âge de sept ans, passant d’un Sud lent et communautaire à un quartier cosmopolite, éclaté, où ses voisins sont portoricains, allemands ou dominicains. Lorsqu’elle décide de se consacrer à l’écriture, elle se met d’emblée au service du progrès du jeune public de la communauté noire, lui contant des histoires d’amitiés, de filles, de gens familiers, d’autres expériences du monde, tant et si bien qu’elle a vite fait, en une vingtaine de livres, de capter ce vivier tout en raflant tous les prix littéraires. Son premier roman pour adultes, Un autre Brooklyn, paru en 2016, est finaliste du National Book Award. Elle y partage ses impressions sur son lieu de vie, mais surtout accompagne désormais ses premiers lecteurs en leur proposant d’autres romans comme pour entretenir l’osmose.

Dans son panthéon, Jacqueline Woodson place ses prédécesseurs Toni Morrison, Virginia Hamilton et James Baldwin, lequel l’inspire au point qu’elle a créé un programme « Baldwin for the Arts ». Cet hommage à un militant hardi, qui ne cesse de nos jours d’être cité sur les pancartes des manifestations, fait écho à son tempérament d’entraîneuse. Pour autant, sa représentation de la communauté noire à travers une famille se fonde sur des pudeurs et des subtilités. De feu et d’or est le roman d’une fragilité qui perdure, d’un attachement filial très fort où l’enfant est la lumière et la vie. Reste le souvenir des catastrophes : dernière scène et retour au 11 septembre, course éperdue sur Broadway et réminiscence des braises de Tula incendiée.

S’il y a incontestablement une ascension depuis la pauvreté des commencements, et notamment via le parcours universitaire, son prix ne semble jamais acquitté pour de bon. Le roman, qui ne rechigne pas à des touches orales, convient à un large public sensible aux mille péripéties du quotidien, à une poignée de situations familières et fédératrices. Mais, invariant, le message est là, depuis les livres pour la jeunesse : priorité à la famille et aux études. De manière exclusive, les poètes cités – Langston Hughes, Paul Laurence Dunbar, Ntozake Shange – sont noirs, de même que les institutions et programmes mentionnés – Spelman College, A Better Chance – sont réservés aux Noirs. Jacqueline Woodson montre la force d’une identité et la concorde d’une communauté, elle continue d’inviter les ancêtres et de jouer les guides vers une promesse et une liberté.

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