La règle du jeu

Les hommes naissent libres et égaux en droits ? La vie de Madeleine Lamouille vient le contredire de la première à la dernière lettre. Franco-suisse, Madeleine est née en 1907 dans un village du canton de Fribourg. Son père était pépiniériste, sa mère arrondissait des fins de mois anémiques en accomplissant de petites tâches : elle « allait en journée », dit sa fille dans Pipes de terre et pipes de porcelaine. Le livre n’est pas entièrement neuf : il reprend un témoignage recueilli en 1978 par Luc Weibel, historien et petit-fils d’une des familles où elle fut employée.


Madeleine Lamouille, Pipes de terre et pipes de porcelaine. Souvenirs d’une femme de chambre 1920-1940. Préface de Michelle Perrot. Zoé, 144 p., 16 €


La date de 1978 n’est pas fortuite. Michelle Perrot le rappelle dans sa préface : les années 1970 étaient un temps de ferveur et de curiosité, l’histoire orale essaimait, la vie des humbles accédait aux yeux des historiens à un statut comparable à celle des grands, Luc Weibel étudiait l’histoire à Paris. L’époque était « en espérance » – magnifique locution utilisée par Madeleine pour qualifier une camarade enceinte dans une filature de soie où elle sera embauchée, virée illico par les religieuses indignées.

Madeleine était la quatrième enfant d’une famille de sept. À quinze ans l’école est finie, elle est envoyée « en place » parce qu’il faut vivre, c’est-à-dire la gagner, cette vie. La voilà donc ouvrière dans une filature de soie tenue par des sœurs oblates, près de Troyes, puis successivement femme de chambre chez les B. et chez les W.

Madeleine Lamouille : les Souvenirs d’une femme de chambre

Sans doute parce que le livre est la transcription de propos enregistrés au fil de deux ans, le style est simple, naturellement épuré. Mais il y a plus. Madeleine a une mémoire exceptionnellement précise, un regard acéré, elle ne glose jamais, ce qui vaut la plus sûre des gloses savantes. Elle livre des faits, des souvenirs de gestes exacts, d’usages reproduits sans l’ombre d’un doute, de conventions admises les yeux fermés. Elle s’exprime avec une forme d’ascétisme qui donne à son témoignage de la force et de la beauté.

Être pauvre au début du XXe siècle dans un village européen, c’est profiter de tout ce qu’offre la nature, pour le vendre avant de le consommer : les paniers fabriqués par le père avec des branches de coudrier, les tomates et les pâquerettes plantées sur un minuscule lopin, les grenouilles pêchées la nuit, assommées par les garçons puis déculottées, c’est-à-dire défaites de leur peau, par les filles : « On les vendait pour un prix dérisoire. J’avais douze ans. C’était une de nos ressources. » Pendant la guerre de 14, c’est aussi regarder son oncle manger des œufs au plat comme un luxe, une nourriture jamais vue. Madeleine grandit dans un monde où l’argent n’existe pas. Un sou, c’est une poignée de pommes de terre.

Sa langue est riche, pleine de mots perdus parce que pleine de choses perdues, souvent pour le mieux. Des progrès ont été accomplis. Elle n’a aucune nostalgie. Domestique chez les W., elle se lie avec Marie, plus âgée et plus politisée, qui qualifie de heimatlos (sans patrie) les jeunes vagabonds-journaliers qu’elle et sa fratrie étaient. Aujourd’hui nous disons sans-abri, mais le terme savoyard est plus saisissant parce qu’il fait mentir et la terre et la patrie.

Femme de chambre chez les B., Madeleine explique qu’« il fallait tout faire à genoux » : enlever la poussière, brosser, cirer les parquets. Le manoir avait trente pièces, elle avait de la corne aux genoux. La fonction se déclinait suivant les sexes et les âges : femme de chambre des demoiselles, ou des garçons, ou de monsieur et madame. La description du travail est si sobre qu’elle frôle l’absurde. Voici comment cela se passait avec les demoiselles : « Il fallait leur brosser les cheveux, leur mettre la pâte dentifrice sur la brosse à dents. On apportait de l’eau chaude dans des petits brocs, on la versait dans la cuvette. / Les demoiselles avaient à peu près mon âge. L’une avait vingt ans, l’autre dix-neuf. / Je leur brossais les cheveux. Je mettais l’eau dans le verre à dents, l’eau dans la cuvette, à la température adéquate. Puis elles se lavaient les mains, elles ne faisaient pas une grande toilette le soir. Et il fallait prendre leur robe, la porter à la lingerie, pour qu’elle soit repassée, chaque jour. »

Madeleine Lamouille : les Souvenirs d’une femme de chambre

Madeleine Lamouille avec Marie, cuisinière qui deviendra sa belle-soeur (1932) © D.R.

Vie mécanique, réglée, soumise, répétitive. Ainsi l’imposait le métronome de l’ordre social que les lecteurs et les lectrices de 2021 redécouvriront parce qu’il perturbe la catégorie du genre et affermit celle de la classe. De quel secours est la sororité quand il faut préparer la pâte dentifrice de mademoiselle qui se comporte comme la princesse au petit pois ? Est-ce plus humiliant, moins humiliant, quand cela est fait pour les garçons ? Nos lignes de partage intellectuelles et sociales tremblent devant le tableau peint par une femme aussi clairvoyante.

Madeleine est faiblement scolarisée, mais elle a lu Victor Hugo grâce à son père. Elle observe, sent, retient et en déduit des conclusions irréfragables. Chacune de ses remarques montre qu’elle a un sens inné de ce que signifie la dignité, noyau dur de l’être humain. Elle sait qu’elle est intelligente, combative, contestataire. Alors elle conteste telle préséance, tel règlement injustifiable. Puis elle est aidée par Marie, dont elle épousera le neveu. À son contact, elle devient athée, et lit les Cahiers des droits de l’homme et Voix ouvrière, un « journal selon son cœur », dit-elle pour signifier que le périodique répond aux interrogations et aux aspirations de son amie.

Elle témoigne d’un monde étroit, rigide, où la domination est reine et où la distinction fait loi : les catholiques détestent les protestants, les paysans riches toisent les paysans pauvres, les aristocrates méprisent les bourgeois, les maîtres commandent les « esclaves bien traités », soit les valets et les bonnes dont elle est. Une société stratifiée, grillagée et pas si éloignée de la nôtre.

Le témoignage de Madeleine Lamouille s’arrête en 1937, l’année où elle se marie. Luc Weibel, petit-fils de ses anciens employeurs, prend le relais pour rappeler que c’est la veille des congés payés et des vacances dont elle profitera pour la première fois en 1941. La fracture entre les pipes de terre – les pauvres – et les pipes de porcelaine – les riches – semble se combler.

Quatre-vingts ans plus tard, en 2021, le livre éclaire d’une lumière crue ce que nous appelons les inégalités. Et il montre que ces récits de vie, recueillis à l’origine par des historiens, enrichissent non seulement l’histoire et les sciences sociales, mais aussi la littérature.

Tous les articles du n° 124 d’En attendant Nadeau