Et pourquoi pas un conte ?

C’était un des derniers jours de ce mois d’octobre. Juste avant le nouveau confinement. Prendre un des premiers trains du matin. Pour arriver à temps. Avant l’ouverture de Beaubourg. Même être un peu en avance. Comme pour un rendez-vous tant attendu.


Eduard Mörike, Le lutin de Stuttgart. Trad. de l’allemand par Jean-Yves Masson.  51 ombres chinoises d’Alfred Thon. La Coopérative, 176 p., 16 €


Oui, pourquoi ? Pourquoi Matisse, en ces temps que nous vivons ? Peut-être, simplement, pour le bien qu’il nous fait. Ce bienfait, si seulement on pouvait le partager, comme du pain, avec ceux qui sont là, tout près, à camper sur un bout de trottoir…

Et, au dernier étage, tout en haut, dans le ciel gris de pluie, être comme accueilli. Là où le noir lui-même est une couleur et toutes les couleurs éclats de libertés, et où chaque espace habité devient paysage intérieur, et les fleurs, fleurs de nos jardins secrets.

Et miroirs et fenêtres, portes et reflets, cadres et chevalets, comme ils déverrouillent le regard en ces temps d’enfermement ! Le moindre espace, une simple chambre, un coin de balcon, ouvre tout un univers de beauté à portée de main. Bonheur de retrouver les matières ouvragées qui enchantaient mon enfance à Budapest, toiles tissées brodées et la chaleur de leur présence.

En ces mêmes jours d’automne, comme en écho à cette hospitalité des couleurs, nous arrive ce conte d’Eduard Mörike. Féerie musicale, danse de funambule sur le fil noir des ombres découpées comme sur une lanterne magique, en invitation à entrer dans cet univers où, dès le seuil, nous sommes accueillis, rassurés par ce lutin « consolateur » et ce bout de pain qui jamais ne s’épuisera. L’enfant en chacun est rassuré.

Le lutin de Stuttgart, d'Eduard Mörike : et pourquoi pas un conte ?

« Chambre de l’artiste à Neulangbach (Mon salon) » d’Egon Schiele (1911)

Ce conte lui aussi construit de miroirs et fenêtres portes et eaux et reflets comme autant d’échappées, dans un monde clos et renfermé que rêves et audaces des rencontres n’en finissent pas d’ouvrir grand. Et cela, en partant de la simple et rustique magie de la marche. Dont l’auxiliaire indéfectible est le soulier : souliers porte-bonheur souliers enchanteurs – toute une panoplie de bottes, chaussures, brodequins… Qui imaginerait que tout le fil d’une histoire, ce soit une paire de souliers qui en est détentrice. Ces souliers dont l’art du traducteur rendra toutes les nuances de la fabrication la plus raffinée, qualités et senteurs et couleurs des cuirs, et les formes du savetier dans toutes les sortes de bois – paires de chaussuresfinement, magnifiquement cousues joliment doublées d’un moelleux cuir rouge. Là aussi, bonheur des matières finement ouvragées, sans lesquelles comment mettre un pied devant l’autre ?

Et l’itinérance peut commencer. Placée sous le signe du rire à conquérir sur toute mélancolie. Toutes les sortes de rire comptent, même celui du sommeil. L’espace parcouru, le temps de ce conte, tient dans le sablier d’une journée de marche. Un espace à dimension humaine. Dépassement de tout enfermement. Sous le signe de l’hospitalité, de l’auberge à l’appentis de fortune, jusqu’à la maison retrouvée, car jamais vraiment quittée, la maison providentielle, celle qui vous attend toujours, celle de la « la marraine », comme il se doit dans un conte écrit pour l’enfance en nous. Et tout à la fin de cette longue marche, à la fois terrestre et onirique, dans les paysages familiers devenus paysages intérieurs : « une petite chambre où en toute saison un bon lit était préparé pour les hôtes de passage ».

Traversant dits et coutumes, proverbes et comptines de la Souabe, la traduction, méticuleuse pérégrination à l’écoute de l’infime des mots, rejoint un universel des usages et des imaginaires. Minutie des recherches qu’illustrera une des précieuses notes établies par le traducteur en fin d’ouvrage et qui à elles seules sont comme un reflet du conte dans le miroir de son monde. Ainsi, pour expliquer : « on avait commencé de servir les pâtés de veillées » : « la coutume d’un certain nombre de corporations où l’on travaille en atelier (cordonniers, tisserands, couturiers) était de servir aux compagnons un pâté spécial d’oie, de canard ou de porc, au début de l’hiver. Ce “Lichtbraten” était ainsi nommé parce qu’on le mangeait quand venaient les mois où l’on doit travailler à la lumière (Licht) des bougies. Nous avons trouvé l’expression “pâté de veillée” dans un dictionnaire des métiers anciens, car cette coutume existait aussi en France au Moyen Âge ».

Conte pieds sur terre. Et l’autre face : conte aérien, céleste, tels les accents de la harpe éolienne, insaisissable enchantement de sons. Ils sont l’âme du conte. Sa vertu secrète. Son pouvoir bienfaisant. L’art de Jean-Yves Masson en rend la magie : « l’étrange visiteuse tenait dans sa main une toupie faite d’une pierre transparente comme de l’eau qu’elle donna à l’aubergiste en lui disant : “prenez ce jouet, aimable femme, en souvenir de moi. Il vous sera bien utile […] quand les clients ivres à force de danser et de lever le coude commenceront à se disputer, prenez la toupie et faites-la tourner dans le vestibule devant la porte de la salle : on entendra alors dans toute la maison un son puissant et merveilleux qui fera retomber tous les poings levés” […] En nul autre pays assurément on ne pouvait voir ni entendre chose pareille. Tout d’abord, quand elle commençait à tourner, le son naissait doucement, puis il devenait de plus en plus fort, à la fois plus aigu et plus profond, et toujours plus magnifique, on eût dit de nombreuses flûtes jouant ensemble dont le son enflait et montait à travers les étages jusqu’au grenier et descendait jusqu’à la cave, si bien que tous les murs, vestibules, colonnades et rampes semblaient en être emplis ou baignés, et en retentir ».

Sortilège pacifiant de ce conte, lui-même lumineuse toupie aux myriades de sonorités. Et l’on reprendra la route, comme allégés, tel le héros qui, aux dernières pages, pose la charge de plomb qu’il a dû vaillamment porter dans sa besace, tout au long de son périple…

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