La première révolution scientifique et son oubli

Notre culture scientifique constitue une véritable synthèse du travail de chercheur et de polémiste mené par l’Italien Lucio Russo au cours des trente dernières années. Il s’agit de recherches dédiées à la redécouverte de la science à l’époque hellénistique, cette période qui, depuis la mort d’Alexandre en 323 av. J.-C., s’étend jusqu’à la conquête romaine de l’Égypte en 30 av. J.-C. Le mathématicien démontre que la construction linéaire de l’identité scientifique européenne de Platon jusqu’à nos jours ne va pas de soi.


Lucio Russo, Notre culture scientifique. Le monde antique en héritage. Trad. de l’italien par Antoine Houlou-Garcia. Les Belles Lettres, 236 p., 17,50 €


Pour le chercheur, il ne s’agit certes pas d’une période facile à traiter : elle est frappée d’une sorte de hiatus historique, ce qui nous reste de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile s’arrêtant en 301 av. J.-C. et les histoires de Polybe commençant en 221 av. J.-C. Le polémiste, de son côté, doit se battre contre un vrai refoulement collectif à l’égard de l’extraordinaire production scientifique du IVe siècle av. J.-C. qui a systématiquement occulté l’influence exercée par des scientifiques comme Archimède de Syracuse, Hérophile de Chalcédoine, et même Euclide d’Alexandrie, sur les protagonistes de la renaissance scientifique des XVIe et XVIIe siècles. Cette dernière, du fait de cet oubli, a pu être considérée comme la première et unique révolution scientifique de l’histoire.

L’enquête de Lucio Russo, professeur de mathématiques à l’université de Rome, a commencé avec La révolution oubliée (1996), livre consacré à l’essor de la science hellénistique et qui attend encore sa traduction française. Russo y articulait déjà une critique à l’endroit d’une histoire des sciences ayant systématiquement ignoré cette première révolution scientifique, pratiquant un court-circuit entre l’esprit préscientifique de l’époque classique et la régression des études en sciences naturelles caractérisant la période qui suit la conquête romaine. Les travaux de Russo se sont poursuivis avec plusieurs articles et livres dédiés à la révélation d’aspects négligés de la géographie ptolémaïque et de la théorie des marées, notamment chez Érathostène, ainsi qu’à la mise en avant de l’extrême modernité de la méthode démonstrative d’Euclide.

Le présent volume contient la traduction de quelques chapitres des travaux mentionnés plus haut, ainsi que des parties écrites spécialement pour cette édition, ce qui en fait une œuvre originale et autonome, une sorte de summa des travaux qui l’ont précédé. S’appuyant sur une bibliographie imposante, la première partie détaille le développement de quelques idées dans le domaine astronomique, dont la théorie héliocentrique avec son initiateur moderne, Copernic, et la théorie des marées, en lien avec la gravitation, étroitement liée au nom de Newton. Pour chacun de ces thèmes, l’auteur tient à montrer à quel point certains concepts, tel celui de la sphéricité de la terre, sont anciens, mais surtout qu’il s’agit d’idées qui furent développées et approfondies à l’époque hellénistique, selon une méthode rigoureuse s’appuyant sur les mathématiques et sur des observations empiriques, tout à fait comparable à la méthode scientifique moderne. Le lecteur pourra suivre, par exemple, la route qui mène de l’image d’une terre sphérique suspendue dans le vide d’Anaximandre de Milet (VIe siècle av. J.-C.) à Aristote et sa formulation de la gravitation comme tendance de certains corps à se déplacer vers leur lieu naturel.

Il est courant de passer directement d’Aristote aux modernes (Galilée, Kepler, Newton), qui auraient été les inventeurs de l’attraction universelle entre les corps dotés de masse. Ici, on trouvera une histoire fort différente qui, passant par la démonstration de la sphéricité des océans donnée par Archimède dans Des corps flottants, nous mène à lire des passages de Plutarque évoquant la pesanteur comme attraction exercée par le centre géométrique (aujourd’hui « centre de gravité ») de tous les corps, jusqu’à un extrait des Questions naturelles de Sénèque, où Russo voit la source d’une des scholies dites « classiques » de Newton.

Notre culture scientifique. Le monde antique en héritage, de Lucio Russo

Euclide, panneau des Hommes célèbres de Juste de Gand (vers 1474)

Lucio Russo recherche aussi le moment de l’histoire où a eu lieu l’effacement de l’influence antique : en ce qui concerne l’héliocentrisme, il cite plusieurs œuvres du XVIIe siècle qui traitent de cette théorie, l’associant naturellement à Aristarque de Samos. Ce n’est donc qu’à partir du XVIIIe siècle, soit deux siècles après le De revolutionibus orbium coelestium de Copernic, que l’idée devient copernicienne et donc moderne. Il en est de même pour l’atomisme grec, pour lequel de grands historiens des sciences comme Koyré ont nié toute continuité avec celui des modernes. Russo nous montre, au contraire, l’influence exercée par une ligne de pensée remontant à l’Antiquité sur les pères modernes de la théorie cinétique, Boyle et Maxwell entre autres. Pour ce faire, il s’appuie sur des citations qui, d’Épicure à Lucrèce en passant par Plutarque, montrent que l’idée d’une relation entre vitesse des atomes et sensation thermique – idée habituellement considérée comme « moderne » – était bien enracinée dans la pensée classique.

Dans les deux derniers chapitres de la première partie du livre, Russo nous propose une synthèse assez ambitieuse de son travail d’historien, et par moments c’est bien le polémiste qui prend le relais. Il s’agit d’identifier les mécanismes et les causes de l’oubli de ce que l’auteur identifie comme la première révolution scientifique.

Marcello Cini, physicien connu en France pour sa participation au recueil d’essais (Auto)critique de la science dirigé par Jean-Marc Lévy-Leblond et Alain Jaubert en 1973, ébauche une explication dans l’introduction à la première édition de La révolution oubliée de Russo. Selon lui, notre époque s’appuie sur la foi dans l’innovation scientifique comme antidote à la décadence ; cette croyance pourrait difficilement survivre à la conscience de la non-unicité de notre révolution scientifique.

Russo, aujourd’hui, s’en prend surtout au mythe des « racines ». La construction d’une identité européenne fondée sur une narration continue qui prendrait ses origines dans l’Athènes de Platon et arriverait jusqu’aujourd’hui s’appuie sur une réécriture visant à donner une cohérence et une continuité à un processus qui a été au contraire discontinu, aléatoire et arbitraire, plein d’oublis, de redécouvertes partielles et de traductions.

Tout cela est en partie dû au fait que le néoplatonisme, comme l’ont montré Baxandall et Koyré, a été le moteur philosophique de la Renaissance et de la révolution scientifique moderne. Le conflit mis en scène par Galilée dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde a comme acteurs le platonisme et l’aristotélisme qui lui étaient contemporains. L’histoire des sciences de l’Antiquité interprétée par les savants du XVIIe et du XVIIIe siècle a propagé une image anachronique, dans laquelle des scientifiques bien postérieurs à Platon, tels qu’Archimède ou Euclide, ont été assimilés abusivement à la pensée platonicienne. De la même façon, des critiques formulées à l’encontre de l’aristotélisme, déjà esquissées par Aristote lui-même et développées par son élève Théophraste, ont pu être présentées comme l’apanage de la modernité.

Or, s’il est vrai, comme l’a écrit François Jullien, que l’on doit à Platon l’introduction d’un lien, propre à la culture grecque puis européenne, entre mathématiques, philosophie et sciences naturelles, il est également vrai que cette rupture épistémologique a eu une histoire, une évolution, au cours des quatre siècles qui suivirent Platon et dont les modernes ont perdu la mémoire. Russo nous montre qu’un scientifique comme Euclide n’aurait jamais accepté l’opposition platonicienne entre diagonale « en soi » et diagonale tracée (République, 510 sq.), l’axiomatisation (le côté formel, théorique) euclidienne étant inséparable de la construction de figures géométriques réelles que l’on peut tracer à la règle et au compas.

Notre culture scientifique. Le monde antique en héritage, de Lucio Russo

Archimède, par Domenico Fetti (1620)

En lisant Russo, on s’aperçoit que cette machine de guerre philosophique qui se basait sur le platonisme et que la science moderne a utilisée pour conquérir sa légitimité, voire son hégémonie, a été à l’origine d’un grave malentendu ; la prétendue universalité des mathématiques les a emprisonnées, avec la physique et les sciences exactes, dans un statut anhistorique. On a pu, de cette façon, ignorer qu’elles ne représentaient qu’une des approches possibles de la connaissance scientifique, et que leur origine a été, au contraire, historique et géographique, dans l’Alexandrie du IVe et du IIIe siècle av. J.-C. On n’est pas loin des conclusions auxquelles arrivait Karine Chemla, historienne des mathématiques chinoises et comparatiste, dans un article fameux au titre éloquent d’« Alexandrie était à Alexandrie » (Alliage, n° 24-25, 1995), où elle mettait en valeur la spécificité, très méditerranéenne, d’une mathématique grecque développée en Égypte.

Admettre que la formulation d’un problème scientifique appartient à une période déterminée impose une redéfinition radicale de la notion d’influence dans l’histoire des sciences, nous amenant à établir un lien généalogique chaque fois que l’on trouve un problème formulé de la même façon à des époques et en des lieux différents. Par exemple, Darwin, dans la quatrième édition de L’origine des espèces, admet qu’un aspect de sa théorie a été anticipé par Aristote (« shadowed froth », écrit-il).

Cet exemple nous mène aux arguments que le Russo polémiste décline dans la dernière partie du livre, où il s’attache aux conséquences que l’oubli de la science hellénistique a eues sur la culture actuelle. Une première conséquence est l’association entre études classiques et disciplines philosophiques et littéraires qui, éclipsant la science grecque, a favorisé une séparation artificielle entre les « deux cultures », l’une scientifique, l’autre humaniste, qui n’a pas fini d’être préjudiciable aux parcours pédagogiques, de l’école primaire à l’université.

Une autre conséquence est la tendance, dans l’enseignement comme dans la vulgarisation, à utiliser de plus en plus des arguments d’autorité pour soutenir des acquis scientifiques, au lieu de suivre la voie de la méthode démonstrative telle qu’elle était systématiquement pratiquée par les scientifiques de l’époque hellénistique. Le lecteur pourra se pencher sur l’élégante preuve expérimentale que Straton de Lampsaque utilisait au IIIe siècle av. J.-C. pour démontrer l’accélération des corps en chute libre, et la comparer avec les arguments figurant dans n’importe quel manuel de physique employé dans nos collèges et lycées. Cela a été, selon Russo, l’une des causes de la crise du rôle des sciences dans notre société et d’une méfiance généralisée ; le manque de communication entre scientifiques et public lors de l’actuelle pandémie n’en est qu’une macabre parodie.

Livre qui nous pousse à réfléchir sur la fragilité de toute conquête intellectuelle et sur les mécanismes, toujours présents, pouvant faire plonger dans l’oubli des connaissances ayant pu apparaître comme acquises, Notre culture scientifique est une œuvre à même d’alimenter des débats sur des thèmes controversés qui devraient être abordés plus souvent et de façon ouverte auprès de tout public.

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