Retrouver l’intime

François Jullien n’est pas entré au Collège de France. La chose (la chaire) ne se fit pas. En se plaçant témérairement entre la Grèce et la Chine, entre la pensée métaphysique de l’une et la vieille langue de l’autre, sans vouloir de confrontation ni de comparaison, il est sans doute apparu à l’époque trop « chinois » pour les héllénistes, et trop grec pour les sinologues. Pourtant – ce Cahier de L’Herne en témoigne – sa démarche, provocante et subtile, illustrée par une impressionnante cohorte de publications, ne suscite plus les mêmes résistances, les  mêmes polémiques, la même incompréhension. On lui pardonne aujourd’hui de ne pas faire de la Grèce le foyer unique de la pensée primordiale ou « inaugurale », comme on ne lui tient plus rigueur de se cantonner au chinois des lettrés. Le paradoxe est que, en retour, « Jullien l’Apostat » (un bon mot d’Alain Badiou…)  semble aujourd’hui réorienter sa pensée vers d’autres domaines ; il inaugure un autre vocabulaire, ouvre de nouvelles voies pour « penser l’autre », cherche à exploiter des « ressources nouvelles ».


François Jullien, Si près, tout autre. De l’écart et de la rencontre. Grasset,  234 p., 18 €

François Jullien, Ressources du christianisme. L’Herne, 124 p., 8,50 €

François Jullien. Cahier de L’Herne. Sous la direction de Daniel Bougnoux et François L’Yonnet. L’Herne, 248 p., 33 €


S’interrogeant sur « l’influence des formes grammaticales sur le développement des idées », le grand linguiste allemand Wilhelm von Humboldt avait opposé, dans sa Lettre à M. Abel de Rémusat de 1827, la « pauvreté apparente du chinois » à la « perfection du sanscrit » et s’était étonné du « singulier phénomène d’un peuple qui, depuis quatre mille ans, possède une littérature florissante sans formes grammaticales ». C’est dans la plus ancienne littérature, celle de Confucius, de Lao Tseu, du « Classique du changement », que François Jullien est allé cherché les notions qui lui ont permis de s’arracher sans regret à l’Europe aux anciens parapets.

Dès l’École normale, l’helléniste, élève de Jean Bollack et de Jean-Pierre Vernant, est parti en Chine pour apprendre à « déranger » la pensée occidentale, pour opérer un décentrement qu’il n’osait pas encore appeler une déconstruction. Ce détour par l’Orient ressemblait à une intempestive dissidence, ou, pour reprendre le titre d’une de ses récentes publications, à une « décoïncidence ». Il s’agissait alors de mettre en évidence l’impensé de « l’atavisme grec » pour ouvrir d’autres voies, faire éclore d’autres possibles.

Les catégories tutélaires de la pensée occidentale comme « Être », « Dieu », « Vérité » – déjà fortement malmenées par Nietzsche – s’évanouissaient dans l’atmosphère ouatée d’un paysage chinois. Un « écart » nous plaçait dans ce qu’il appelait « l’entre », introduisait chaque fois un décalage, dépouillait toute traduction de son évidence : la « situation » immobile se comprenait comme une « tendance » évolutive, la « propension » ne se confondait plus avec la causalité, la « processualité » devenait une notion essentielle de la culture chinoise, la vérité cédait la place à la « ressource » et la présence se pensait comme « transformation silencieuse ». Quant à la « fadeur », elle devenait rien de moins que la qualité du Sage, et le « paysage » la corrélation de la montagne et de l’eau.

François Jullien. Cahier de L’Herne

François Jullien © Chun-Yi Chang

Malgré les apparences, la démarche de François Jullien n’était pas comparatiste. Toujours préoccupée, malgré la difficulté, par le travail de traduction, elle n’insistait pas sur le caractère irréductible des différences – même si on lui a reproché violemment de sacrifier au « mythe de l’altérité chinoise » – ni ne cherchait à dégager trop rapidement un universel, une « sagesse » partout assimilable.

Cela dit, les essais que propose le Cahier de l’Herne sont loin d’être cohérents entre eux : citons ceux de Philippe Ratte, qui voit François Jullien sans cesse « résister à l’empâtement », de Daniel Bougnoux, qui éclaire la notion de « présence » grâce à  Mallarmé, de Marcel Gauchet qui défend l’universel scientifique, de Roger-Pol Droit sensible à « l’aventurier de l’intime », de Patrick Hochart revenant sur la notion de commencement à partir du livre Entrer dans une pensée, de Marc Crépon et les « politiques de l’universel ».

Bien d’autres contributions mettent en lumière les « usages » très hétérogènes de la pensée de François Jullien, dans les arts, la psychanalyse, la stratégie (en entreprise !), etc., et l’on se contentera de citer l’exemple significatif du « grand général » qui est « celui qui remporte des victoires “faciles” parce qu’il a su faire croître discrètement les facteurs favorables, réduire ceux qui ne l’étaient pas, de sorte que la situation s’infléchisse comme une pente, d’où découlent les effets et qu’il puisse enfin récolter le fruit mûr sans avoir à affronter ».

Mais, quelle que soit l’efficacité actuelle de ces stratégies, les approches diverses et divergentes que révèle ce Cahier nous font penser que c’est, en réalité, ne pas rendre justice à la vraie puissance, innovante, de la pensée de François Jullien que de la limiter à la seule question des rapports entre la Chine et la tradition occidentale. Depuis au moins le colloque de Cerisy de septembre 2013, voire depuis Philosophie du vivre (Gallimard, 2011), François Jullien cherche à ouvrir des voies nouvelles, même s’il est trop tôt pour qualifier sa recherche de retour en Occident.

En présentant un texte inédit qui remonte à ses commencements (1978) et publié dans le Cahier de l’Herne, « Encre de Chine », François Jullien nous avertit : « “Avancer” dans la pensée se fait peut-être par dépliement – qui n’en finit jamais – d’une première audace, hasardeusement engagée, et qu’on tente ensuite, sans répit, de mieux assurer. » La continuité est préservée, mais n’est pas là où l’on pensait qu’elle était.

François Jullien. Cahier de L’Herne

Notons, avec un peu de malice que, si Voltaire allait chercher en Chine des modèles de tolérance religieuse, François Jullien abandonne ses lettrés pour mieux exploiter les « ressources du christianisme » – avec cette nuance capitale : « (sans y entrer par la foi) ». Lors d’une conférence remarquablement bien menée à la Bibliothèque nationale, il invite à ne pas esquiver  la question du christianisme et son « si troublant héritage ». Sans croyance, sans dogme, sans préalable, il tente d’en dégager une pensée de « l’ex-istence » ou, comme il  écrit dans Si près, tout autre, « une capacité éthique d’ex-istence ». La pensée d’Emmanuel Levinas est sans doute présente à son esprit quand il fait de la rencontre la notion cardinale de sa lecture, dans une forme originale de pragmatisme. Il veut mettre en évidence dans les Évangiles des « ressources » (notion qui s’oppose chez lui aux « vérités ») qu’il se propose de faire fructifier. Des « ressources » qui ne sont ni des valeurs, ni des richesses, ni des racines et qui surgissent d’un « écart » (dont on ne voit pas toujours à ce stade en quoi il consiste vraiment). Ainsi, le fait que ces textes soient écrits en grec alors que le Christ parlait l’araméen ; le fait de disposer de quatre Évangiles canoniques et donc de quatre cheminements différents.

Privilégiant l’évangile de Jean, parce qu’il échappe au dualisme de l’âme et du corps si essentiel dans le christianisme platonisé qui a triomphé historiquement, François Jullien oppose au simple « être en vie » la vie qui peut naître de cet écart, la vie effective, « expansive », la vie de la Rencontre et de l’amour (l’agapè grecque) – opposition qui fait écho à celle, centrale dans Si près, tout autre, entre la jouissance et le plaisir. Il s’agit, dans les deux cas, de « dé-coïncider de l’adéquation au vital pour accéder à la vie vivante », de se détacher de la cohérence et de l’adhérence, du ressassement, de l’inféodation.

Ainsi se découvre, par l’écart par rapport à ce monde-ci, par le détachement vis-à-vis de ce contexte de forces, par la dissidence, ce qui, chez l’individu, échappe à toutes les identités,  l’ipséité, dont le Christ est la figure. Et cette affirmation nue de soi – par un singulier renversement, par une sorte de miracle profane – est aussi révélation de l’ipséité de l’Autre. François Jullien cite à ce propos Levinas : « Un visage n’est pas de ce monde » et il consacre de belles pages, en conclusion de Si près, tout autre, à la rencontre d’abord décevante du narrateur et d’Albertine sur la plage de Balbec. Une rencontre restée dans un premier temps dans le registre du simple « étonnement », au lieu d’être cette rencontre authentique, cet événement  qui passe par « le désemparement de soi par l’Autre ». François Jullien, souvent heureux dans le choix de ses catégories, appelle « l’intime » le « fruit existentiel de la rencontre » quand se rencontrer consiste à « se laisser déborder et déporter par l’Autre », à laisser se briser les protections derrière lesquelles le moi se tient ordinairement. Ainsi s’achève, provisoirement sans doute, dans les alentours du christianisme, un parcours intellectuel particulièrement brillant commencé dans la Chine des lettrés, de Confucius et de Mao.

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