Le roman joueur

Mise en scène d’une enquête sur l’invention française (et manquée) d’Internet, Comédies françaises d’Éric Reinhardt se moque des puissants et nous épargne l’amertume. Documentée, l’impéritie de nos élites pourrait simplement consterner s’il n’y avait un jeune enquêteur érotomane et communisant. Au fil de ses péripéties et de ses hilarantes contradictions se déploie un très joli roman joueur.


Éric Reinhardt, Comédies françaises. Gallimard, 480 p., 22 €


Dimitri Marguerite, de Sciences Po, passe du lobbyisme le moins ragoutant à l’AFP tout en voulant écrire un, puis deux livres, sur Max Ernst ou Ambroise Roux, industriel ayant réellement existé, maître des télécommunications dans les années 1970. Dimitri meurt sottement à vingt-sept ans, à la première page. Entretemps, il tombe très souvent amoureux, collectionne les expériences, passe sans cesse à autre chose : « Ce qui importe, c’est de se procurer des émotions », écrit Éric Reinhardt.

Ça n’empêche pas quelques idées fixes dont il tente de faire des romans. L’obsède plus particulièrement la manière dont la France a pu ne pas inventer Internet, alors qu’elle avait toutes les cartes en main. Il se lance dans une enquête ou une farce cruelle sur cette genèse. Le texte met en lumière ce grand rendez-vous raté avec l’histoire, d’une navrante véracité, et entre ses lignes apparaît l’histoire touffue d’un garçon qui adore se raconter des histoires – on retrouve dans le nouveau roman d’Alice Zeniter un même personnage de jeune écrivain penché sur les années 1930-1970. Manière de dire le désarroi de celles et ceux qui, nés dans les années 1980-1990, veulent reconstituer le passé pour donner forme au futur ? La résurgence du même motif dans deux romans de la rentrée littéraire est en tout cas frappante. Sans compter leur commune mise en scène des débuts de l’Internet, soit notre présent.

Comédies françaises est moins le récit d’un ratage que d’une entreprise concertée visant à contrecarrer certaines recherches pour conserver certains intérêts. Le mot « complot » n’est pas employé, mais Éric Reinhardt le suggère. Il rappelle le soutien de la CIA à l’expressionnisme abstrait américain (Motherwell, Pollock) afin d’accroître le soft power des États-Unis. Le tressage des intrigues plaira aux amateurs de machinations, toutes options politiques mises à part. En sous-main, l’auteur a l’air de dire que les complots sont des choses trop sérieuses pour les laisser aux complotistes. Il faut au moins un écrivain.

Éric Reinhardt, Comédies françaises

Eric Reinhardt © Jean-Luc Bertini

Ce fond historique repose sur des éléments vérifiables : l’informaticien français Louis Pouzin avait bel et bien jeté les bases d’Internet avant les Américains, jusqu’à ce que l’État décide de lui couper ses financements de recherche en 1974, à l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing au pouvoir (à la même époque, le grand projet d’aérotrain, raconté par Philippe Vasset il y a trois ans, est lui aussi abandonné). On apprend des choses distrayantes sur le président Giscard et la collusion entre capital et appareil d’État. Telle qu’elle est présentée par Éric Reinhardt dans l’enquête de son personnage, l’invention entravait les projets de développement du téléphone lancés par la Compagnie générale d’électricité… dirigée alors par Ambroise Roux. État et entreprises se concentrèrent sur une invention autrement plus prometteuse : le Minitel. Au cours de l’enquête, un contre-récit s’esquisse en forme de réhabilitation de Pouzin. Comme dans une comédie, on rit aux dépens d’autrui, ici des « élites » françaises, ingénieurs, politiques et industriels. Suffisants et cupides, leur nullité passionne : « le Français n’aime rien tant que se délecter de la pure intelligence extrême de tel ou tel, déconnectée de tout résultat vérifiable, comme si l’éblouissement suffisait ». Les meilleurs conspirateurs passent parfois à côté de l’Histoire.

Éric Reinhardt aurait pu s’en tenir sagement au récit « engagé » de cette gabegie, mais il multiplie les pistes, autour de et à travers cette trame. Comédies françaises donne une leçon négative de composition. Au premier abord, le désordonné et le mal agencé prédominent – ainsi ces aventures érotiques greffées sans finalité apparente sur l’enquête documentaire. Plus troublant encore, l’auteur sature le livre d’échos entre des éléments disparates : la concurrence des surréalistes français et des peintres américains des années 1940-1950 répond aux collections d’Ambroise Roux « marqué par le surréalisme », une symétrie qui répond à la course à l’Internet des années 1960-1970 entre informaticiens français et américains. Sans compter cette femme qui ressurgit, de chapitre en chapitre : est-ce bien la même ?

Tout fait réseau, s’emboîte et allume des signaux. Ça (ré)sonne… mais dans le vide, le livre se refusant à tirer des conclusions de ces jeux de correspondances. Tenu en alerte, le lecteur cherche à restituer un sens global à ces signes. S’agit-il de coïncidences ? Le doute plane, d’autant que Dimitri, fervent amateur de Nadja, suit l’adage d’André Breton : « Il faut en finir avec le hasard ». Comédies françaises tire sa force ludique de ce balancement entre gratuité des événements et nécessité possible de leur liaison.

Reinhardt fait déborder ces agencements d’enquêtes. Des incises en forme de sous-récits oniriques perforent la vocation documentaire. Les fantasmes excèdent le cadre, l’inutile prend le dessus, de même que des digressions délicieuses. La langue acronymique et cryptée de l’informatique se fait poésie. Et peu à peu, le plaisir du roman l’emporte sur la démonstration. Cet éclatement compose en creux le portrait opaque du jeune journaliste et de ses contradictions. Portrait d’une génération ? Peut-être, notamment quand le malheureux tente d’organiser son existence écartelée entre désirs et devoirs : « Il fallait absolument qu’il fasse la connaissance de cette fille, c’était impératif, quoique recourir à une escort lui semblât évidemment incongru. Évidemment. » Comédies françaises dessine un vaste brouillage des pistes où s’ébat ce personnage à la complexité risible et fascinante.

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