Puissance deux

« La chambre des époux », c’est d’abord une fresque de Mantegna à Mantoue. C’est, dans le roman d’Éric Reinhardt, celle que partagent Éric et Margot, ou Nicolas et Mathilde, voire Frédéric et son épouse. Plutôt qu’à la fresque italienne, on songera alors aux « Époux Arnolfini » peints par Van Eyck.


Éric Reinhardt, La chambre des époux. Gallimard, 176 p., 16,50 €


Au mois de décembre 2006, Margot est atteinte d’un cancer du sein. Dès lors s’engage une course contre la maladie et contre l’abandon ou le désespoir qui pourrait l’accompagner. Éric est en train d’écrire Cendrillon. Tous deux décident de lutter contre la maladie d’une façon singulière : « Tu te bats avec un roman, je me bats contre le cancer, on fait ça tous les deux, ensemble, côte à côte, l’un avec l’autre. » Ce que demande son épouse, Éric Reinhardt l’exécute, décidant d’écrire en trois mois ce qui aurait dû lui prendre beaucoup plus de temps. Il s’enferme pendant douze à quatorze heures par jour. Le roman paraît en septembre. Chacun donne à l’autre la force nécessaire : celle d’écrire, celle de guérir. Cette période de leur vie est unique, incroyable, consistant à « produire de la beauté » : « La beauté du présent, d’être ensemble, de se battre, de s’aimer. »

Margot est sauvée. Le roman est le premier vrai succès de son auteur. L’écrivain décide d’écrire Une seule fleur, un roman, né d’une réponse de son épouse à leur fils. Ce sera l’histoire de Nicolas, compositeur, dont la femme, Mathilde est atteinte d’un cancer. Occupé à l’écriture d’une symphonie, il se trouve dans la même position qu’Éric Reinhardt face à Cendrillon. Et Mathilde l’exhorte à continuer de composer, à les sauver par la beauté d’une œuvre musicale.

Autrement dit, et on songe ici à la toile de Van Eyck, par une mise en abyme, le roman imaginé par l’auteur de La chambre des époux reproduit en un miroir sa propre situation. Les similitudes ne s’arrêtent pas à l’histoire de ces deux couples. Une femme, atteinte d’un cancer d’une extrême gravité apparaît dans la vie d’Éric Reinhardt, comme dans celle de Nicolas. Dans le premier cas, c’est à Aix-en-Provence, où l’auteur a retrouvé Angelin Prejlocaj avec qui il travaille. Marie X est une amie du chorégraphe. Dans le second, c’est à Milan et la Marie qui entre comme personnage dans le roman est très liée au directeur de la Scala, qui a donné, avec un immense succès, la symphonie de Nicolas. Lequel, pour l’honorer, se lance dans l’écriture d’un requiem appelé à la sauver. Ils vivent un intense moment amoureux ; Nicolas se sépare de Mathilde, le temps que Marie disparaisse à jamais. Puis il écrira le livret d’Une seule fleur, proposé à l’opéra avec pour personnage principal Frédéric, peintre et auteur d’une immense fresque dont on devine la fonction, livret qui rappelle Une seule fleur, roman d’Éric Reinhardt.

Éric Reinhardt, La chambre des époux

Eric Reinhardt © Jean-Luc Bertini

Trois couples, trois reflets d’une même histoire, trois artistes : un écrivain, un musicien, un plasticien. Dans ce procédé, on verra chez l’auteur une façon de s’interroger sur soi. Nicolas est un double mais jusqu’à quel point ? Sa « Marie » aixoise est-elle celle de Milan ? Quelle distance instaure-t-il ? Quelle part du projet autobiographique tel que nous le connaissons depuis Rousseau, Gide ou Leiris – avec le pacte de sincérité – met-il en œuvre ?

Éric Reinhardt est un esthète. Les personnages baignent dans le monde des arts, la beauté est vécue comme un idéal. Chaque détail en témoigne, un décor, un geste, une manifestation musicale. L’idéalisation de la beauté pourrait être caricaturale, exclure la réalité dans ce qu’elle a de plus banal, de plus ordinaire ; elle n’est heureusement pas l’unique registre du roman. On méconnaitrait la verve d’Éric Reinhardt, son humour parfois grinçant. Une table ronde aux Assises du roman à Lyon forme un parfait contrepoint. L’auteur narrateur invité à parler du « roman-puzzle » est dans un tel état de panique qu’il est incapable d’aligner quelques phrases cohérentes, quand un écrivain écossais et une « Faye Dunaway de Saint-Germain-des-Prés » font face sans le moindre embarras au nombreux public. On s’amusera aussi des réflexions sur le métier d’écrivain, sur le rapport entre revenus et âge de la retraite, avec des calculs qui mettent en relief les dessous concrets de ce métier.

Mais c’est surtout la perception de la maladie – la façon dont elle transforme celle qui en est affectée, les séquelles et les blocages qu’elle entraine – qui donne sa densité au roman. Mathilde souffre d’être brutalement passée de quarante-quatre à cinquante-quatre ans : « Elle avait écrasé dix ans de vie, mais aussi de maturation, en seulement six mois ». La maladie attaque des femmes qui résistent et qui luttent. Elles ont une force que l’on trouvera chez l’héroïne du Système Victoria, le roman que Reinhardt écrit quand il abandonne le projet Une seule fleur. Cette force tient peut-être à ce que l’auteur écrit du couple, réflexion qui traverse ce roman sur les épreuves que sont la maladie, la création, la vie à deux aussi : « Décider d’être deux plutôt que seul, fusionner et être plus fort et plus intelligent, plus enjoué, plus déterminé, plus patient, plus réfléchi, plus résistant, plus ingénieux, plus perspicace sur le chemin de sa vie parce qu’on est deux, parce qu’on a choisi d’emprunter à deux le même chemin tout en gardant ses rêves à soi et des visées distinctes, c’est une façon comme une autre, je crois, de concevoir l’amour, peut-être aussi la plus belle, peut-être même la seule en réalité. »

La chambre des époux surprendra celles et ceux qui ont lu Cendrillon et Le système Victoria, voire L’amour et les forêts. C’est un roman plus court, plus linéaire, et non l’un de ces puzzles que Reinhardt aime donner à construire. Mais la brièveté est parfois nécessaire.

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