Décamérez ! La volière (j52)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Cinquante-deuxième jour de confinement : « amitié sans frontières ».

Saladin – le célèbre sultan d’Égypte.

Lorsqu’il sut que les empereurs occidentaux avaient projeté une attaque croisée, il décida d’aller voir par lui-même la nature et l’ampleur de leurs préparatifs militaires, afin de pouvoir mieux leur résister. Il fit savoir qu’il allait faire un pèlerinage, se déguisa en marchand et se rendit en Italie, en compagnie de deux amis intimes et de trois domestiques.

Entre Milan et Pavie, le sultan rencontra un homme en grand équipage (chevaux, chiens et oiseaux, serviteurs). Cet homme s’appelait Thorel – il se rendait dans sa maison de campagne, dans le Tessin. Mais il voulut faire honneur à ces étrangers qui traversaient le pays : il décida en cours de route de rebrousser chemin pour les accueillir chez lui, à Pavie.

Il les reçut avec beaucoup de délicatesse : il leur fit dresser la table pour dîner dans le jardin, leur servit des rafraichissements et leur fit préparer à l’étage des chambres confortables. Tout le monde parlait et comprenait le latin : Saladin s’entretenait sans difficulté avec Thorel.

Cette rencontre les ravissait tous deux.

« D’où venez-vous ?
– De Chypre. Nous sommes des marchands. Nous allons à Paris pour affaire. »

Le repas improvisé fut bon, sans être exceptionnel. Mais Thorel, qui voulait vraiment honorer ses hôtes, avait prévu un banquet pour le lendemain. Toute la cuisine s’affairait. La femme de Thorel invita des amis. Elle acheta aussi toutes sortes d’étoffe de soie, d’or, des tapisseries, des fourrures. Pendant ce temps, Thorel avait conduit les étrangers à la rivière pour leur montrer ses oiseaux de chasse et leur donner le plaisir de les voir voler. Ce passe-temps était son plaisir.

Décamérez ! La volière, ou amitié sans frontières (j52)

Portrait de Saladin dans le « Kitáb fí ma’rifat al-hiyal al-handasiyya » d’Ibn al-Razzaz al-Jazari (1354)

À leur retour, cinquante personnes les attendaient pour festoyer : le repas était fastueux, et délicieux. Saladin, qui avait pourtant l’habitude des cérémonies de luxe, s’étonnait de tant de magnificence chez un simple particulier qui recevait des étrangers. Après le repas, Thorel les conduisit dans un petit salon. Sa femme, escortée de deux enfants charmants, les rejoignit.

Elle les salua respectueusement – en latin, elle aussi, sans doute : « J’ai des petits cadeaux pour vous – plus que l’objet, c’est le geste qui compte, mais j’espère qu’ils seront à votre goût. »

Des costumes, des objets de luxe en veux-tu en voilà – c’était somptueux.

C’était douteux.

Devant un tel accueil, Saladin se demandait s’il n’avait pas été reconnu. « Ce sont des présents d’un grand prix, et qu’on ne devrait pas accepter légèrement, si la manière dont vous les offrez pouvait permettre un refus.

– J’ai pensé, leur dit-elle avant de les quitter, que vous étiez loin de chez vous, que vos familles vous manquaient, qu’en tant que marchands, vous aimiez les tissus, les beaux vêtements, et les objets de voyage. Je voulais vous faire plaisir. »

Elle se retira. Thorel insista pour leur faire visiter Pavie. Il les garda un jour de plus – journée splendide. Le lendemain, lorsque les étrangers étaient prêts à partir, des chevaux vigoureux et frais les attendaient aux écuries.

Saladin, dans son nouveau costume, était ébloui. « Je n’ai jamais vu une hospitalité pareille ! Si les rois d’Occident sont aussi généreux que ce chevalier, le sultan d’Égypte n’a aucune chance de résister face à un seul de leurs attaquants ! »

Ils partirent. Direction Paris.

Thorel les escorta un peu. Au moment de se quitter, ils se dirent tendrement adieu. « Je ne sais qui vous êtes, et cela ne me regarde que si vous avez envie de me le dire. Mais quoi qu’il en soit, je ne crois pas que vous soyez de simples marchands. Adieu, mes amis. Adieu, ce fut un réel plaisir. »

Thorel rentra à Pavie. Il chercha longtemps qui pouvaient être ces étrangers qu’il avait reçus chez lui. Plus il cherchait, plus il s’éloignait de la vérité. Saladin, de son côté, ne savait pas ce que le sort lui réservait. Mais il parla longtemps de ce Thorel de Pavie qui l’avait reçu comme un prince et avait rendu inoubliable son séjour italien. Quand il eut vu ce qu’il voulait voir, il rentra à Alexandrie.

Il se prépara à faire face à la guerre qui l’attendait.

Thorel se croisa — malgré les larmes de sa femme. Il était décidé à rejoindre la foule des croisés. Au moment de partir, il lui fit une requête.

« Mille accidents peuvent rendre mon voyage difficile, incertain, impossible, peut-être. Je te demande seulement une grâce : quelles que soient les nouvelles, si tu ne me vois pas revenir, attends-moi un an, un mois et un jour à compter d’aujourd’hui. »

Un an, un mois, un jour.

Elle promit – éplorée, priant Dieu qu’il la préserve de perdre l’homme qu’elle aimait tendrement. Avant qu’il ne parte, elle tira un anneau de son doigt et le mit au sien. « S’il arrive que je meure avant de vous revoir, que ceci me rappelle à votre souvenir. »

Larmes, sanglots – entremêlés.

Thorel monta sur son cheval, dit adieu à tout son monde, et partit.

Gênes – Acre, par bateau. Là-bas, une mortalité quasi universelle se répandait sur les armées chrétiennes. Ceux qui en réchappaient remplissaient les prisons de Saladin. Ils étaient conduits dans différentes villes. Thorel n’échappa à ce sort : il atterrit dans une prison d’Alexandrie.

Il savait admirablement panser les oiseaux – il le fit savoir. On l’embaucha dans la fauconnerie du sultan. Bien entendu, Thorel ne reconnaissait pas ce maître, qu’il avait rencontré dans un tout autre contexte. Il ne pensait qu’à son pays. Plusieurs fois, il avait tenté de fuir, vainement. Il se morfondait en pensant à sa femme, comptait les jours, avait peur de voir passer le terme.

La volière était son seul remède contre la mélancolie – une échappée, dans sa prison.

Un jour qu’il s’occupait des oiseaux, le sultan vint à passer. Il remarqua chez son fauconnier un sourire, accompagné d’un geste qui lui était familier. Intrigué, il s’approcha.

« De quel pays es-tu ?
– D’Italie. Je suis citoyen d’une ville qu’on appelle Pavie. »

Saladin retourna précipitamment au palais. Il fit sortir toute sa garde-robe, fit venir le fauconnier.
« Parmi tous ces habits, y en a-t-il un qui te soit familier ? »

Thorel regarde, il voit les costumes somptueux offerts autrefois par sa femme. Il n’en croit pas ses yeux.

« J’étais ce marchand, Thorel. Ici, ce n’est plus moi le maître désormais, c’est vous ! »

Décamérez ! La volière, ou amitié sans frontières (j52)

© Gallica/BnF

Saladin confia Thorel à ses amis les plus proches. Il leur demanda de rendre son séjour le plus agréable possible. En une heure, Thorel passa de la prison au palais, abasourdi – heureux de ce hasard incroyable, honteux de n’avoir pas été plus généreux encore, avec son visiteur d’autrefois.

Le délai, cependant, arrivait à son terme. Thorel eut des nouvelles alarmantes d’Italie. Sa jeune épouse, pressée par sa famille, était poussée à se remarier. On la harcelait. Thorel, le cœur serré, perdit l’appétit. Il était rongé par l’inquiétude et ne parvenait plus à faire bonne figure devant le sultan, qui essayait d’être le plus agréable possible avec lui. Alité et sans forces, Thorel finit par lui confier ses soucis.

Saladin aimait cet ami comme un frère. Il fit venir dans sa chambre un magicien célèbre : il fallait, en une nuit, téléporter un homme d’Égypte en Italie. Sur un lit. « Il faudra l’endormir », dit simplement le magicien. « Demain ».

Le lendemain, le sultan fit installer un lit magnifique, garni de couverture en soie d’Alexandrie, de draps de velours à galons d’or, et garni d’une courte-pointe brodée de perles et de diamants fins. Ce lit était un chef-d’œuvre. On plaça à sa tête deux oreillers tout aussi beaux. Thorel fut vêtu d’un costume et d’un bonnet à la mode sarrasine.

Saladin avait les larmes aux yeux.

« Mon ami, l’heure de nous séparer approche. Je ne peux pas vous accompagner sur ce chemin-là. N’oubliez jamais votre ami. Et pour compenser le déplaisir que j’éprouve ce soir en vous laissant partir, promettez-moi de venir me revoir. »

Il lui fit promettre, aussi, de lui écrire, en attendant, et de lui demander tout ce qui lui ferait plaisir.

Thorel, étouffé par le chagrin, ne put proférer que quelques mots inaudibles. Le médecin lui donna un breuvage. Sans le savoir, il s’endormit. À ses côtés, le sultan déposa alors toutes sortes d’objets précieux – une épée, une couronne, deux bassins d’or incrustés de pierreries.

À son doigt un anneau, surmonté d’une escarboucle d’un prix infini.

Il se glissa hors de la chambre. Thorel disparut.

Le lendemain, dans une chapelle de la cathédrale de Pavie, un sacristain découvrait un lit resplendissant de lumière.

Un miracle ? À tâtons, il s’approcha. Il vit dans le lit un homme dormant, enveloppé dans un halo de rayons lumineux que jetaient les objets tout autour de lui, sur lui.

Et au pied du lit, peut-être, une cage.

Une cage recouverte d’un drap, à l’ombre duquel dormait encore un faucon d’Alexandrie.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.