Les grandes amitiés

Le choc a dû être rude. En octobre 1946, le jeune André Tubeuf quitte Beyrouth pour Paris, après une flatteuse scolarité chez les jésuites de Saint-Louis-des-Français. Né à Smyrne en 1930 (il n’a donc que seize ans), il doit entrer en hypokhâgne à Louis-le-Grand, dans l’austère bâtiment du 123, rue Saint-Jacques. Il ne sait pas trop ce qui l’attend, ses vêtements légers paraissent exotiques, et il n’imagine sans doute pas qu’il va passer quatre ans dans cet univers si particulier, avant d’être admis à l’École normale supérieure. Qui plus est, il sera interne dans ce « bahut » grisâtre, vivant ainsi en partie dans une forme de confinement accepté et assumé.


André Tubeuf, Les années Louis-le-Grand. Actes Sud, 206 p., 19,50 €


Un confinement qui interroge. Qu’est-ce qui peut inciter des jeunes gens à peu près normaux à « sacrifier » – le terme est d’André Tubeuf – deux, trois, quatre années d’intense travail et de frustrations diverses pour un concours très sélectif, et à « intégrer » une école qui apporte des facilités matérielles non négligeables, un statut de fonctionnaire et une sorte de titre à vie… mais pas de diplôme ni de poste ?

André Tubeuf, Les années Louis-le-Grand

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler cette particularité du système éducatif français et de ses subtils mécanismes méritocratiques : on peut suivre après le bac des études de lettres, d’histoire, etc. à l’université, mais on entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en passant un concours spécifique qui se prépare en deux ans dans des lycées – c’est la continuation du secondaire, avec les exigences de l’université ! La première année de cette préparation (pour les littéraires, à base d’histoire, de philosophie, de lettres, etc. mais surtout de latin et de grec à haute dose à l’époque d’André Tubeuf) est dite dans le jargon des initiés « hypokhâgne » et la deuxième année, l’année du concours (ce « puits diabolique »), la « khâgne ». C’est alors que les choses sérieuses commencent. Si vous entrez à l’École du premier coup, vous intégrez en carré, bravo ; si vous entrez à la deuxième tentative, vous êtes cube, c’est plutôt la règle ; à la troisième, « bica », ouf ! André Tubeuf entrera en « bica », mais ses débuts ont été douloureux, et il décrit de façon très juste et très charmante le désarroi de ce « galopin » qui doit s’adapter à des codes et des usages que l’entre-soi des garçons rend d’autant plus rigoureux.

Autant que l’on puisse se fier à sa propre mémoire de la khâgne d’Henri-IV, André Tubeuf vise admirablement juste quand il évoque certains aspects de cette vie étrange, l’opposition entre les Parisiens, les externes, bien habillés, bien nourris, et les internes de province en blouse grise, nourris d’une « graille » assez rustique ; le goût du canular ; le bizutage sans malice, mais remarquablement stupide, et le sifflement d’admiration (« pschtt… ») ; les hiérarchies absurdes entre disciplines et les réputations faites et défaites sans raison apparente ; l’utilité stratégique du « petit latin », aussi indispensable que les gammes pour un pianiste.

Ce n’est pas que le jeune interne vive lui-même en reclus. Il a à Paris des tantes et des cousines qui l’accueillent avec bienveillance, et un frère, en « taupe », futur polytechnicien qui le surveille de près. Mais le jeune homme « sort » beaucoup, il fréquente assidûment les cinémas des alentours et applaudit au théâtre Louis Jouvet, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault, Marie Bell… Il nourrit ainsi sa culture contemporaine, ce qui va enrichir la manière dont il aborde les matières proprement scolaires, sans qu’il s’en rende compte, et lui conférer une certaine originalité, progressivement reconnue par les professeurs. Peu à peu, le jeune Éliacin va se prendre au jeu du concours, sans se laisser trop emporter par l’esprit de compétition, il découvre ses talents, dont celui, assez utile, de faire croire qu’il en sait bien plus qu’il ne dit. Il devient une vedette, promise au succès, comme Dominique Fernandez ou Gérard Granel.

André Tubeuf, Les années Louis-le-Grand

Cour d’honneur du lycée Louis-le-Grand, dessin de Charles Jouas © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

Reste un obstacle. Deux en fait. Le Grèce et la passion amoureuse. Pour réussir au concours, le grec est une nécessité et André Tubeuf, s’il a eu dans l’enfance une nourrice grecque, ne sait pas même en lire les caractères. Faut-il croire le récit de son apprentissage accéléré du grec, et de sa maîtrise ultime de Platon et d’Homère ? Pourquoi mettre en doute la réalité de cet apprentissage ? D’autant plus que se mêle à ce récit édifiant (« tu peux si tu veux ») celui, touchant, des premiers émois amoureux pour un jeune garçon, Jacques, « un “bica” longiligne au visage semé de taches de son ». Relation chaste, platonique, et pourtant intense, dont André Tubeuf décrit fort bien les tourments et les petites joies. Cette passion véritablement amoureuse, dont les deux garçons devinent qu’elle n’a rien à voir avec la simple amitié et la camaraderie ordinaire, va directement influer sur le destin des deux, car si « Bobby » (le surnom de Tubeuf) va réussir le concours, son ami, contre toute attente, va échouer, et André ne peut pas repousser l’idée que c’est à cause de cette discrète et troublante passion, à cause de lui, que Jacques, le soutien de famille, a échoué.

Si le succès au concours rend rétrospectivement assez heureuses dans le souvenir ces années de travail et de (relatif) confinement – atténué pour les provinciaux par la découverte concomitante de la vie culturelle à Paris –, on ne peut pas nier que ce système de formation laisse intacts les mécanismes de reproduction sociale (et aujourd’hui bien plus que dans les années ici évoquées) et bien souvent fracasse des vies, pour une épreuve ratée, un jury sévère, une insomnie. Et la brusque liberté acquise en cas de succès à l’ENS n’est pas non plus sans péril, comme de se plonger directement dans la préparation de l’agrégation.

Il n’empêche. Quelles que soient les critiques que l’on puisse adresser à un système de sélection qui n’a pas la violence de l’établissement décrit par Hermann Hesse dans L’ornière, et quelles que soient les vertus de l’incontestable habitude de travail ainsi acquise, reste quelque chose d’indéfinissable, d’irréductible, une qualité d’amitié qu’André Tubeuf a su saisir dans ce livre précieux, avec cette sensibilité qu’il a mise par la suite à profit dans ses nombreux ouvrages consacrés à la musique. Avec lui vous vous prenez à songer sans mélancolie à l’atmosphère stimulante de ces classes baroques.

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