Décamérez ! Rendez-vous musicaux (j51)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Cinquante-et-unième jour de confinement : « le remède à l’amour ».

Palerme. Bernard Puccini, apothicaire, avait une fille belle à croquer : Lise.

Après les Vêpres siciliennes, Pierre d’Aragon se livrait avec sa cour à toutes sortes de plaisirs : tables, et joutes, pour commencer. La belle Lise le vit concourir dans le premier tournoi. Elle le considéra avec tant d’attention et ses traits la frappèrent tellement que l’amour entra dans son cœur avec l’image du prince. Piquée au vif.

La fête finie, de retour à la maison de ses parents, cette jeune personne ne s’occupa plus que de sa passion et de l’objet qui l’avait fait naître. Mais la distance, comment la combler ? Elle était fille d’apothicaire, il était roi, avait une reine : que pouvait-elle espérer ?

Cependant elle aimait le prince, et elle aimait l’aimer.

Une passion si folle et si constamment entretenue dans un cœur jeune et ardent y produisit une mélancolie profonde, qui dégénéra. Les parents de Lise, désolés, lui donnaient les conseils et les secours qu’ils jugeaient adéquats : tous étaient inutiles. Elle dépérissait – elle voulait mourir.

Un jour, lui vint une idée folle : faire savoir à ce grand prince inaccessible la passion qui la consumait. La cour avait un musicien attitré : il s’appelait Minuccio d’Arezzo. Lise pria son père de le faire venir. On crut, autour d’elle, qu’elle voulait se consoler dans la musique – elle obtint un rendez-vous.

Minuccio se rendit au chevet de Lise. Il lui adressa quelques paroles de consolation, puis se mit à chanter en s’accompagnant de sa viole. Loin de calmer la pauvre malheureuse, la musique ne fit qu’alimenter le feu qui la dévorait. Silencieusement, elle pleurait.

Décamérez ! Rendez-vous musicaux (j51)

© Gallica/Bnf

Elle demanda à lui parler seule à seul. On se retira.

« Minuccio, je vous ai fait venir pour vous faire une confidence intime. C’est un secret qu’il ne faudra révéler qu’à la personne que je vous nommerai. Aidez-moi, je vous en supplie. »

Elle retomba sur l’oreiller, épuisée. Il promit.

« Je meurs d’un mal ridicule, mon ami. Incurable. Le jour où le roi célébra son avènement, j’étais dans les loges, spectatrice. Je l’ai vu – un trouble inconnu s’est emparé de moi, j’ai perdu la tête. Voilà à quoi j’en suis réduite. »

Elle montra sa chambre, son lit – se cacha le visage.

« Si au moins le prince était instruit de son triomphe sur ma pauvre personne, je mourrais consolée. Je ne peux l’approcher, mais j’ai pensé que vous, qui êtes son intime, vous pouviez vous charger de ce message étrange : Lise, la fille de l’apothicaire, meurt par amour pour lui. »

C’était sa seule consolation. Elle se tut en pleurant.

Minuccio hésita. Il regarda Lise : elle était toute pâle, sincère dans sa démesure, et si juvénile – il accepta. À peine sorti de la chambre, il alla chez Nicolas de Sienne, un ami poète. Il lui raconta l’histoire : pour Lise, il voulait composer une chanson – il avait besoin de paroles adaptées, rythmées.

Trois jours plus tard, devant le roi, à la fin du repas – Minuccio prit sa viole, il joua avec une douceur indicible. Il chantait avec tant de vérité que les spectateurs, immobiles de plaisir et d’étonnement, semblaient être en extase.

Point d’orgue.

« D’où vient cette chanson inconnue ?
– Sire, elle a été composée il n’y a pas trois jours, paroles et musique. »

Le roi voulut des détails sur ce qui l’inspirait : Minuccio précisa qu’il voulait être seul avec lui. « Je n’oserai le dire qu’à votre majesté. »

La confidence fut faite : le roi, saisi par le récit du musicien, fut rempli de compassion pour la pauvre fille de l’apothicaire.

« Dis-lui que je viendrai la voir, ce soir. »

Minuccio, au comble de la joie, court, sans s’arrêter nulle part, raconter à la jeune fille le succès de son entreprise. Il lui détaille ce qu’il a fait, il lui chante la chanson, il lui décrit l’extase des auditeurs, celle du prince surtout : dans quelques heures, il serait là !

Décamérez ! Rendez-vous musicaux (j51)

Lise, à l’instant même, se sentit revivre un peu. Elle passa le reste de la journée à attendre son visiteur.

Le soir, à l’heure dite, Pierre d’Aragon monta sur un palefroi et se rendit chez l’apothicaire. On lui fit ouvrir le jardin : il y descendit, demanda à visiter la malade. Le père, décontenancé, fit conduire le roi au chevet de sa fille, précisant qu’elle n’était pas très présentable, qu’elle était très malade. « Ce serait dommage que le monde fût privé d’une si belle personne ! », lui dit le prince, pénétré par le portrait que Minuccio lui avait fait de l’adolescente.

Lise, un peu soulevée sur son oreiller, l’attendait. Le roi entra, s’approcha, il lui prit les mains.

« Que veut dire ceci, mon enfant ? Vous qui êtes faite pour inspirer et vivre le plaisir, vous vous laissez déchirer par la douleur ? Pour l’amour de moi, accrochez-vous, vivez ! »

La jeune fille, qui serrait la main du prince dans la sienne, ressentait à la fois du désarroi et la joie la plus vive. « Hélas, majesté, la maladie dont vous me voyez accablée ne vient que du fait d’avoir voulu me charger d’un fardeau bien trop lourd pour mes faibles épaules. »

On ne commande pas son cœur, hélas.

Le roi comprenait parfaitement les mots couverts. Il resta longtemps à ses côtés, discuta longuement avec elle, de choses et d’autres. Lise était consolée par cette incroyable visite et par la conversation qui s’engageait entre eux. Lorsqu’il quitta la chambre, elle se sentait déjà mieux : elle revivait.

Le prince retourna souvent voir la jeune femme, qui était devenue une amie. Elle s’en sortit. Un jour, il lui déclara qu’il voulait la marier avec un homme qui lui paraissait digne d’elle – il souhaitait la doter, il voulait son bonheur. Et pour prix de ce service princier, il ne lui demandait qu’une chose : un baiser. Un seul. Et le droit de porter ses couleurs aux tournois.

D’être à jamais, aux yeux des autres, son chevalier.


Pour Madeleine.
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.