Décamérez ! North by Northwest (j48)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Quarante-huitième jour de confinement : « le voyage initiatique ».

« Ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l’aventure, c’est le surgissement de l’avenir ».

(Vladimir Jankélévitch)

Décamérez ! North by Northwest, ou le voyage initiatique (j48)

Eva Marie Saint et Cary Grand dans « La mort aux trousses » d’Alfred Hitchcock (1959)

Pierre. Il venait de Rome, d’une illustre famille. Il était amoureux d’Angeline – une passion dévorante. Il ne pouvait pas concevoir d’être heureux sans vivre avec elle.

Le père de Pierre s’était fermement opposé à cette union : il le fit savoir aux parents de la jeune fille, qui la surveillèrent de près. Du jour au lendemain, Angeline ne fut plus libre de ses mouvements. Quant à Pierre, voyant qu’on refusait de faire son bonheur, il sombra dans un chagrin et une colère inconcevables.

Alors ils se décidèrent : fuir ensemble, quitter Rome et trouver la liberté, ailleurs.

Un matin, ils se retrouvèrent sur la route du nord. Pierre avait en tête un refuge, chez des amis, à Alagna. Ils se mirent en route. Silencieux l’un et l’autre, ils quittèrent la ville, cheminèrent côte à côte, balançant entre l’appréhension et la joie : dans le brouillard, ensemble.

Ensemble, et dans le brouillard.

Ils étaient seuls. Soudain, une mauvaise rencontre : en face, un groupe d’hommes d’allure louche. À pied. Ils étaient une douzaine, et ils venaient vers eux. Angeline, apeurée, souffla à son ami qu’ils allaient être attaqués, qu’il fallait agir vite. Elle tourna subitement sur la droite, et s’enfonça dans la forêt.

Pierre, désemparé, n’eut pas le temps de réagir : ils étaient tout autour de son cheval. On l’interrogea, on le fit descendre. Il fut sommé de se déshabiller.

Alors qu’il s’exécutait en tremblant, un groupe de vingt cavaliers, bride abattue, fondirent sur les agresseurs : les douze s’évaporèrent dans la nature, attaquants à leurs trousses. Pierre resta seul, il en était quitte pour la peur.

Il souffla, reprit ses esprits.

Bien vite, il remonte en selle et se précipite au galop sur le chemin de traverse qu’avait emprunté Angeline. Il rôde – ne voit ni sentier, ni trace de cheval. Il appelle, de plus en plus fort. Pas la moindre voix humaine, pas même son écho. Il l’a perdue – il est perdu.

Sa désorientation est extrême : il ne sait où diriger son cheval, court partout, tourne en rond. La journée avançant, son imagination se remplit bientôt de bêtes féroces, tapies dans l’épaisseur de cette forêt qu’il ne connaît pas. Il a des visions d’horreur : Angeline, dévorée par les loups – Angeline, transie de faim et de froid. Angeline !

La nuit tomba, il se mit à pleurer.

Accablé par l’angoisse, la fatigue et la faim, il finit par attacher son cheval à un arbre et monta sur une branche pour se mettre à l’abri. Le ciel, qui était couvert, s’éclaircit. Il laissa voir la lune, qui répandait une lumière argentine à travers les feuillages de la forêt.

Pierre passa une nuit sans sommeil, sous le ciel étoilé.

Angeline n’était guère plus heureuse. Comme Pierre, elle avait rôdé tout le jour, se lamentant, pleurant et appelant son amant, qui était sourd à sa voix. Enfin, ne sachant que devenir, elle s’était abandonnée à son cheval. Il avait trouvé un sentier, l’avait suivi à petits pas.

À la tombée de la nuit, au bout du chemin, une lueur – une chaumière. Elle reprit alors la bride de son cheval et se dirigea en direction de la lumière, pleine d’espoir, épuisée.

Un couple de vieillards vivait là. Ces bonnes gens, surpris de voir une femme seule arriver à une heure pareille, lui offrirent l’hospitalité. Elle leur raconta en pleurant qu’elle avait perdu son compagnon de voyage. Qu’ils avaient été attaqués sur la route.

« À quelle distance sommes-nous d’Alagna ?
– Ma fille, ce n’est pas ici ! Vous en êtes très loin. La forêt est lugubre, et très mal fréquentée, la nuit surtout. Nous en faisons souvent les frais. Nous ne vous serons d’aucun secours pour vous protéger, mais nous pouvons au moins vous abriter jusqu’au matin. »

Ils lui offrirent un repas et un lit pour la nuit.

Elle ne dormit pas : elle déplorait son malheur et celui de Pierre, qu’elle n’espérait plus revoir. Vers la pointe du jour, elle entendit des voix à l’extérieur, vit des ombres se déplacer à travers les volets : une bande. Elle se leva précipitamment et alla se réfugier dans l’arrière-cour, cachée dans un tas de foin.

Décamérez ! North by Northwest, ou le voyage initiatique (j48)

© Gallica/Bnf

Les inconnus frappèrent à tout rompre à la porte de la chaumière – ils avaient vu le cheval.

« Il y a quelqu’un chez vous ? Ouvrez ! Qui abritez-vous ?
– Personne. Nous avons trouvé ce cheval qui errait sans cavalier dans la forêt.
– Alors il est à nous ! », dit le chef de bande. Ses camarades avaient investi la maison, ils fouillaient partout, remuaient tout, dedans dehors. L’un d’eux enfonça sa javeline dans le tas de foin. La lame passa près du sein gauche d’Angeline, transperça sa robe. Elle étouffa un cri, paralysée.

Ils restèrent un moment dans la chaumière – ils se firent rôtir de la viande dans la cheminée, mangèrent à grands bruits. Les deux vieux, relégués dans un coin, se taisaient. Ils étaient terrorisés. Puis, d’un mouvement lourd, les intrus firent tous claquer leurs bottes. Cinq minutes plus tard, ils étaient partis.

Plus morte que vive, Angeline sortit de sa cachette. Un filet rouge ruisselait sur sa robe. Elle se jeta dans les bras de la vieille femme, qui lava sa blessure et la rassura. Le vieux allait l’accompagner à pied à l’orée de la forêt, jusqu’à Champfleur : il y aurait du monde, elle retrouverait son chemin pour rentrer.

Champfleur était un château. Il était habité par un couple adorable, elle serait hors de danger.

C’était à quelques heures de marche. Angeline fut accueillie par une femme aimable, et pleine de compassion. Elle remercia le vieillard et raconta ses malheurs à cette femme, qui ne doutait pas une seconde que Pierre, qu’elle connaissait de nom, n’ait été tué en route. Elle eut pitié de la fugitive, qui ne faisait que pleurer.

« Attendez quelques jours ici, mademoiselle. Nous trouverons le moyen de vous raccompagner à Rome, saine et sauve. »

Angeline se moquait bien d’être saine et sauve, et de Rome ! Effondrée dans les bras de cette inconnue, elle était désespérée.

Pierre n’était pas en reste. Il avait passé une nuit épouvantable, perché dans son arbre. Une meute de loups était venue encercler son cheval. Sentant le danger, l’animal avait lancé des ruades et s’était démené jusqu’à rompre sa corde : il avait pris la fuite. Les loups, affamés, s’étaient élancés à sa poursuite : la pauvre bête fut acculée, mise en pièces et dévorée.

Sous les yeux de Pierre, qui tremblait de peur.

Il désespérait de jamais sortir de ce bois lugubre. Au point du jour, il descendit de sa branche et marcha. Il tomba à un moment sur des bergers qui partagèrent avec lui leur casse-croûte et le mirent sur la route d’un relais : le chemin de Champfleur.

En début d’après-midi, il arrivait, exténué, aux abords du château.

Contre toute attente, il y retrouva la femme de sa vie. On imagine leur stupéfaction, leur soulagement, la joie et les larmes de ces rescapés. La Providence les avait sauvés, l’un du gibet, l’autre de la javeline, et tous deux des fauves. Elle semblait donc hautement favorable à cette union, qu’à Rome on réprouvait tant.

Angeline et Pierre ne se quittèrent plus. Ils eurent la plus impromptue, la plus belle des nuits de noces – dans un relais de poste, entouré de fleurs, au cœur de la forêt.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.