Décamérez ! Camerata (j41)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Quarante-et-unième jour de confinement : « comment conjurer les esprits ».

« L’esprit est un bon meuble – la nature ne nous l’a donné que pour en faire usage. »

(Boccace)

Décamérez ! Camerata, ou comment conjurer les esprits (j41)

© Gallica/BnF

Jean le Lorrain, cardeur, et sa femme, Tesse – une autre Tesse. Jean était assez fat et un peu bête ; Tesse avait de l’esprit. Elle s’en servit.

Tesse était amoureuse de Frédéric, qui le lui rendait bien. Elle passait l’été dans une belle maison de campagne, sur les collines de Florence : Camerata. Son mari la rejoignait parfois, pas toujours – elle y était souvent seule. Elle invita Frédéric – une première fois.

Ils se goûtèrent – le repas, les cigales, toute une nuit ensemble (tranquillo, ma sempre molto espressivo).

Non loin de la maison, il y avait une vigne ; on la localisait de loin à un détail étrange, une coutume étrusque : une tête d’âne – plantée à la pointe d’une grande pique. Tesse convint d’un signal avec Frédéric, pour le voir sans crainte.

Crâne de l’âne tourné vers la ville : Jean dans la maison / du côté de Fiesole : il était absent.

Mais les ânes n’en font qu’à leur tête… Un soir, Jean était monté, contrairement à son habitude. Tesse avait préparé un dîner pour Frédéric : des œufs frais, du chapon, une bouteille de bon vin. Elle emballa en vitesse le tout et alla au fond du jardin déposer le repas sur une table, sous un pêcher où elle aimait retrouver le jeune homme. L’arbre se trouvait près d’une petite porte qui donnait sur la ruelle.

À son mari, elle servit du lard bouilli et : au lit !

Mais Tesse oublia l’âne. À la nuit tombée, on frappa à la porte. Deux fois (piano, forte). Tesse faisait semblant de dormir ; Jean était sur le qui-vive. Il la secoua. « Tu entends ? On frappe. À une heure pareille, qui ça peut bien être ? ».

Tesse se mit à trembler.

« Je ne suis pas étonnée, hélas ! C’est un rrevenant, un esprit qui rrôde, depuis pplusieurs nnuits. Il me fait une ppeur blleue. J’ai si ppeur que je m’enroule la tttête dans les drrraps et je trrremble, pparalysée jusqu’au jour… »

Jean n’avait pas peur : il avait récité, avant de dormir, le Te lucis et le Intemerata – rien à craindre, ils étaient protégés.

(La porte, fortissimo.)

Tesse se leva : « Vos prières ne suffisent pas. Il faut le conjurer. – Et comment ? – Je sais la formule. » Tesse s’était, la veille, confiée à une sainte religieuse de Fiesole. « Seule, je n’aurais pas eu le courage, mais tu es avec moi. Viens ! » Elle le fit lever.

Décamérez ! Camerata, ou comment conjurer les esprits (j41)

« La Bugia », Florence, dessin à l’encre © Fabrice Bertrand

La porte tambourinait, maintenant. Les deux époux étaient derrière. Tesse commença son imprécation (fff) :
« Esprit, esprit – qui court ainsi la nuit
Queue droite tu viens ici,
Retourne-t’en ainsi
Traverse le jardin
Esprit tu trouveras
Au pied du grand pêcher
De quoi te restaurer
Une bouteille de vin
Prends ce qu’il te faudra
Et pars sans faire de mal
À moi, à mon mari
À JEAN, qui est ici.
Amen »

Elle dit alors à Jean de cracher très fort : il cracha. On répéta la conjuration, trois fois.

Frédéric avait compris. Il courut au jardin, découvrit le dîner, et s’en alla, rasséréné.

Il revint tout l’été hanter les lieux (sempre dolce, ma energico, sempre a tempo). Jean ne l’entendit plus.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.