Décamérez ! Calandrin, peintre naïf (j38)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trente-huitième jour de confinement : « quête de l’invisible ».

« … je commençais à perdre le sens de la mesure, depuis le temps que je me débattais dans cette histoire, et à me dire, Ce sera tout ou rien. Et si j’envisageai un instant d’établir une proportion plus équitable entre mes pierres et mes poches en ramenant celles-là au nombre de celles-ci, ce ne fut qu’un instant. Car ç’aurait été m’avouer vaincu. Et assis sur la grève, devant la mer, les seize pierres étalées devant mes yeux, je les contemplais avec colère et perplexité. »

Samuel Beckett, Molloy

Décamérez ! Calandrin, peintre naïf ou quête de l'invisible (j38)

© Gallica/BnF

Calandrin est peintre, il vit à Florence. Il a deux amis, Bruno et Bulfamaque, peintres aussi. Mais Calandrin était d’une ingénuité légendaire : on lui jouait sans cesse des tours pendables en profitant de sa crédulité, et ses deux comparses n’étaient pas en reste.

Un jour, à l’Église Saint-Jean, Calandrin était en train de travailler aux peintures de l’autel et du tabernacle. Un dénommé Macé, qui voulait s’amuser à ses dépens, s’approcha.

Il se mit à énumérer, en parlant très fort à quelqu’un, les vertus de certaines pierres. Il fallait l’entendre : on aurait dit le plus savant des lapidaires ! Calandrin, émerveillé de tout ce qu’il surprenait de la conversation, mordit à l’hameçon : il vint l’aborder.

« Où trouve-t-on des pierres si précieuses ?
– On en trouve beaucoup dans le pays basque, dit l’autre avec le plus grand sérieux. Notamment à Bengodi, région où les ceps de vigne sont attachés avec de la saucisse. Dans ce pays-là, il y a une montagne de parmesan rapé : des gens y font des macaronis et des massepains. Ils les cuisent dans le jus de chapon, et les lancent : les passants les attrapent au vol. »

Au pied de cette montagne coulait un ruisseau de vin de Malvoisie, auquel aucune goutte d’eau jamais ne se mélange.

« Quelle merveille ! Mais dites-moi, que fait-on des chapons dont le jus sert à cuire les gâteaux ?
– On les mange ! »

Mais c’était à mille lieux de Florence.
« Dommage, je vous y aurais bien accompagné ! »

Plus près, il y avait d’autres gisements de pierres. A Moustique, il y avait une montagne de pierres à moudre (hélianthus annuus) – ces pierres qui tournaient toutes seules et brillaient comme la lumière en plein jour. On y trouvait aussi de l’héliotrope (heliotropium) : la pierre d’invisibilité.

« On en trouve aussi en Toscane, tout près d’ici – il y en a en grande quantité dans la plaine du Mugnone, dans le lit de la rivière. Il faut avoir l’œil : c’est une pierre noirâtre ; il y en a de toutes les tailles. La véritable rend invisible qui la porte sur lui. »

Calandrin était fasciné. Il abandonna son pinceau et alla proposer à ses deux amis une campagne d’exploration du Mugnone, en quête d’invisibilité.

« Quand nous l’aurons sur nous, qui pourra nous empêcher d’aller aux comptoirs des banquiers remplir nos poches ? Plus besoin de barbouiller à longueur de journée les murs comme des limaçons ! Nous serons riches à millions ! »

Bulfamaque et Bruno retenaient un fou rire. « Incroyable ! Et comment s’appelle cette pierre merveilleuse ?
Horoscope ? heliscope ? escalope ? Peu importe son nom si on sait sa vertu ! Allons-y ! Nous ramasserons autant de pierres noirâtres qu’il en faut pour tomber sur la bonne. »

Ils se donnèrent rendez-vous à la porte Saint-Gall une heure avant l’aube – pour éviter les concurrents (et les témoins).

Au bord de la rivière, le trio mit les pieds dans l’eau. Calandrin se précipitait sur tous les cailloux de couleur sombre et remplissait ses poches, son manteau, sa chemise. Au bout d’une heure, il était ruisselant et plein comme un œuf.

À l’heure du déjeuner, soudain, Bulfamaque demanda à Bruno : « Où est donc Calandrin ?
Je ne sais pas, il était là à l’instant – il a disparu !
Tu parles, il avait faim, il s’est volatilisé pour nous jouer un tour. C’est bien fait pour nous, nous n’aurions jamais dû croire à ses sornettes. »

Calandrin était aux anges : il avait trouvé le graal ! Certain d’être invisible, il décida de s’esquiver pour rentrer à Florence : il leur tourne le dos et prend à pas de loup le chemin du retour, chargé comme une mule de caillasses.

Bruno et Bulfamaque, prétendant ne rien voir de sa fourberie, étaient morts de rire. Ils le maudissaient bruyamment en le visant avec des projectiles : « Le malotru s’est moqué de notre crédulité. J’enrage, et s’il était là, je te jure que je lui jetterais la pierre ! » Paf ! – dans le dos du fugitif invisible, qui se prit sans se plaindre une pluie de cailloux.

Arrivé à Florence, Calandrin longea le fleuve et se précipita chez lui pour trier ses trésors. Tesse, sa femme, se tenait sur le seuil, furieuse de son absence. Elle le vit parfaitement arriver : elle l’insulta copieusement.

Calandrin était sous le choc : sa femme avait rompu le charme de la gemme.

Il se vengea : lapida à son tour. Les femmes ! – elles font perdre aux choses toute vertu !

Une pluie de cailloux.

Elle disparut.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.