Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trentième jour de confinement : « quand l’impertinence sauve ».
« Dans les pluies de mai
les pattes de cette grue
se sont raccourcies ! »
(Basho, haïku)
Conrard était passionné de chasse, en bois comme en rivière. C’était un grand libéral. Un jour, à la chasse au faucon, il prit une grue.
Il avait un cuisinier vénitien : Quinquin. Il y aurait du monde à dîner ; Quinquin dut préparer la grue : il la plume, il l’embroche, il attend. L’odeur du rôti attira en cuisine la jolie Brunette, qui habitait le quartier.
La grue rôtie trônait devant la cheminée. On venait de l’ôter de la broche : l’oiseau exhalait un délicieux fumet. Brunette, c’était irrésistible, eut envie d’y goûter : « Allez, Quinquin, donne-moi un bout de cuisse ! »
Ils tournaient autour de la broche, courant et chantant comme des enfants : « Tu ne l’auras pas, tu ne l’auras pas de moi ! – Toi non plus, alors, tu n’auras rien de moi. », etc.
Quinquin finit par céder.
Et fit servir à table la grue unijambiste.
L’anomalie était très visible : un convive, étonné, fit la réflexion. Conrard convoqua son cuisinier dans la salle à manger et lui demanda sévèrement devant ses invités où était l’autre cuisse.
« Mais les grues n’ont qu’une jambe, monsieur. Ce détail est connu.
– Me prends-tu pour un imbécile : ce n’est pas ma première grue !
– C’est, à la lettre, la stricte vérité, monsieur. J’ai des preuves. Je m’engage à vous le montrer. »
Éclats de rire. Conrard ne l’entendit pas de cette oreille. Furieux, il releva le défi ridicule de son cuisinier et lui donna froidement rendez-vous pour le lendemain, au petit matin : Quinquin risquait sa place, ou pire, et il se souviendrait de son impertinence !
Conrard ne ferma pas l’œil. Il se leva à la pointe du jour, prêt à en découdre – Quinquin était là : Conrard lui donna un cheval et l’entraîna en direction du ruisseau où il allait chasser.
Les grues, à l’aube, s’y trouvaient rassemblées.
Le Vénitien vit que la colère n’était pas retombée. Il était tenté de prendre ses jambes à son cou : son maître le menaçait. Mais il serait vite rattrapé, s’il prenait la fuite.
Un premier groupe de grues, pattes tendues sur le sable, se tenait au bord de la rivière. Puis un autre : une douzaine, dans l’eau. Celles-là se tenaient appuyées sur un pied – comme font ordinairement les grues quand elles dorment. Quinquin, triomphant, les montra fébrilement à son maître : « Vous voyez, monsieur : les grues n’ont qu’une jambe, il suffit de savoir compter ! »
Conrard, exaspéré, s’approcha des oiseaux en poussant de grands cris : « Olé ! Olé ! » Les grues, déployant par paires ailes et pattes, s’élancèrent à toute volée. « Alors, imbécile, jusqu’à combien sais-tu compter ? »
Quinquin risquait gros, il ne se laissa pas démonter : « Mais monsieur, hier, vous n’avez pas crié ‘Olé ! Olé !’ à celle qui était sur la table : vous lui auriez donné l’occasion de nous montrer sa patte, à elle aussi, comme celles qui viennent de s’envoler. »
Conrard, désarmé, lâcha prise. Il ne suffisait pas de savoir chasser.