Auteur turc né en 1970, Ayhan Geçgin a fait des études de philosophie et écrit quatre romans. Dans son dernier texte, paru en 2015 et traduit aujourd’hui en français, La longue marche, il nous invite à partager une errance des plus singulières. Il ne s’agit pas du tout de « faire la route » pour voir du pays ou faire des rencontres, pour tenter de se trouver. Tout au contraire, il s’agit de parcourir une route droite pour échapper à soi-même.
Ayhan Geçgin, La longue marche. Trad. du turc par Sylvain Cavaillès. Actes Sud, 213 p., 22 €
Le personnage d’Ayhan Geçgin, qui a vingt-neuf ans et dont on sait très peu de chose, décide, asphyxié par son existence, de quitter le domicile qu’il partage avec sa mère. Le peu qu’il emporte avec lui est vite volé dans un parc où il dormait. Il ne lui reste rien et pourtant il avance : « Désormais, plus de regard en arrière ». Il ajoute « Mon Hégire commence maintenant ». Cependant, il ignore où est sa Médine et il n’y a rien d’explicitement religieux dans sa marche qui n’est pas un pèlerinage.
Au tout début du roman, maman n’est pas morte, elle dort. Erkan se demande : « Qui est cette femme, est-ce que je la connais vraiment ? » Se sentant « prisonnier », il décide de partir sans prévenir personne : « Désormais, j’irai tout droit ». Le lecteur ne sait rien de son passé, sauf qu’il vient de se faire escroquer par le patron d’une grande surface qui ne lui a pas payé ses trois derniers salaires. Il exerçait dans le rayon poissonnerie et pensait que les yeux sans paupières des poissons le regardaient. Dans l’ouvrage, les pensées du personnage sont en italique et plutôt rares. En revanche, un narrateur pas tout à fait omniscient décrit précisément et avec distance ses actions et, non sans certaines hésitations, tente d’expliquer son comportement ou, au moins, d’y trouver une certaine logique.
En ville, à Istanbul, le marcheur devient vite un banal « SDF » qui se nourrit dans les poubelles et se retrouve vite volé et battu. Il mendie mais s’en veut : « Quand pourrai-je me débarrasser de ces transactions ? » Il dort sur des cartons puis dans un entrepôt. Il subit pourtant une déréalisation complète en s’interrogeant sur la nature de la foule, de la ville, et souhaiterait arrêter le mouvement du monde dont il ignore la cause. Il devient, un temps, grâce à la solidarité d’hommes compatissants, ramasseur de déchets. Ce n’est toutefois pas la chaleur humaine qu’il recherche. Il se dit : « Est-ce que je vis au hasard, désormais ? » et ajoute : « J’ai faibli, c’est pour cela que je suis ici ».
Il croise des réfugiés syriens et s’interroge : « Ils fuient la guerre, d’accord, mais alors, nos mendiants à nous, ils fuient quelle guerre ? Et moi, je fuis aussi la guerre ? » Plus exactement, il cherche à échapper à ses semblables car, pour lui, la voix humaine est une douleur qui, dit-il, « m’empêche d’entendre ce que je dois écouter ». Il repart. Cependant, alors qu’il a repris sa marche, il se retrouve, sans comprendre de quoi il retourne, dans une manifestation. Il est si durement tabassé par la police qu’il doit être hospitalisé. Des policiers en civil viennent l’intimider en lui apprenant qu’il fait désormais l’objet d’un dossier sur lequel ils peuvent inscrire ce qu’ils veulent, et qu’il a donc tout intérêt à ne pas se plaindre de son état physique. Une femme médecin le prend en charge et pourrait bien être amoureuse de lui mais il l’ignore, et veut obstinément reprendre la route… vers les montagnes, cette fois.
Bien qu’il affirme avoir « depuis longtemps renoncé à vouloir », il ne veut plus penser à demain mais « remplir l’ici et le maintenant ». Pour ce faire, il faut aussi arrêter de « se distraire avec ses pensées ». La marche est destinée ici à atteindre une nature vierge, vide d’hommes, afin de s’abstraire de soi-même et plus encore de la condition humaine. Il est une sorte de Henry David Thoreau devenu fou… Le lecteur du roman d’Ayhan Geçgin ne peut manquer de se demander quelle sera l’issue de cette quête qui confine à l’aberrant, tant sont grands le désespoir et le dénuement.
En effet, s’il est encore possible, dans les vallées, de cueillir des fruits et d’apprécier la bonté d’un jardinier qui a inscrit sur un panneau « Manger n’est pas pécher », plus loin, sur les contreforts des montagnes, il ne reste que quelques baies, des lézards et des escargots. Avaler de la terre et boire de l’eau boueuse conduit vite à la désagrégation du corps. Il croit un moment pouvoir tenir cette résolution : « Désormais je n’ouvrirai même plus la bouche pour manger ». Mais, pauvre « Noé sans arche », il reconnait que « Résister au monde, ce n’est peut-être pas si facile que ça ». Les résolutions du personnage et leur encadrement descriptif et partiellement explicatif par le narrateur empêchent de considérer Erkan comme un pur aliéné, ce qui retirerait tout intérêt au roman qui n’est en rien la description clinique d’un dément en fuite. Le personnage ressent d’une manière aiguë un malaise partagé que l’on pourrait qualifier de saturation – mélange d’épuisement, de perte de sens, d’agitation obligée dans des rapports toujours intéressés – et qui le mène à fuir le quotidien. En cela, la marche n’est pas une drogue qui ouvre à un autre monde mais un moyen, s’il est possible, d’ouvrir le monde en le débarrassant de ses multiples carcans humains. Les inégalités obscènes, les violences policières, les exactions immobilières, la guerre intérieure contre les Kurdes, jalonnent l’itinéraire d’Erkan.
Le but possible de cette redoutable errance affleure quelquefois mais dans une certaine contradiction que ni le personnage ni le narrateur ne peuvent dépasser. À cette intention : « C’est ça, je vais peut-être finir par réussir, par disparaître également à moi-même », répond cette objection : « À moins que je n’aie fait qu’espérer qu’une voix en moi, une voix dont je pensais qu’elle s’était depuis longtemps éteinte, ne s’élèverait à nouveau ? » Et que dire de l’énigmatique : « La seule chose à laquelle je doive penser, aller de l’avant, arriver au bout de la ligne et, peut-être, une fois au bout de la ligne, si c’est possible, passer de l’autre côté ». Cette volonté pathétique et suicidaire de sortir de sa condition d’homme peut-elle aboutir ? Une lecture chrétienne pourrait laisser entendre que cet étrange migrant cherche à provoquer Dieu par ce refus radical d’accepter son être et qu’il attend un signe…
La montagne, cependant, n’est jamais tout à fait déserte, surtout dans ces temps troublés, et, même à l’état de quasi-cadavre, on peut y faire des rencontres qui obligent à sortir de qui était peut-être un vœu de mort lente.