Retour à la vie

Cinquième roman traduit en français de l’écrivain autrichien Arno Geiger, Le grand royaume des ombres insuffle au lecteur un mélange de douce amertume et de violence sourde qui l’emporte parfois aux confins du réel et pourtant, dans le même temps, au cœur de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.


Arno Geiger, Le grand royaume des ombres. Trad. de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay. Gallimard, 481 p., 23 €


Blessé sur le front de l’Est après quatre années passées à combattre pour le IIIe Reich, Veit Kolbe, conducteur de camion, rejoint Vienne et ses parents, dans l’ombre d’une sœur aimée et disparue trop tôt, Hilde. Rapidement, l’atmosphère est suffocante dans cet appartement viennois hanté par le souvenir de cette sœur morte. Les récriminations incessantes d’un père nazi dévoué au Parti et au « donneur d’ordres » n’arrangent rien et le personnage principal du roman d’Arno Geiger part à Mondsee, par la faveur d’un oncle gendarme en poste au bord du lac. C’est au même endroit, dans une nature fascinante de beauté, que se situe un camp de jeunes filles évacuées.

Le jeune homme se remet tant bien que mal de ses blessures, trouvant dans la nature autrichienne des motifs d’inspiration et de quiétude contrastant avec le surgissement brutal de souvenirs du front, qui occasionnent des crises d’angoisse aussi redoutables que redoutées. Au gré de ses rencontres, celle du Brésilien dans sa serre étant remarquable, Veit Kolbe se réconcilie avec son corps meurtri qu’il se réapproprie peu à peu. Il finit par accepter qu’il peut éprouver, par petites touches d’abord très fugaces, des moments de plaisir et de bonheur. La rencontre de Margot, qui occupe une chambre mitoyenne – cette jeune femme avec un petit enfant, dont l’époux est au front –, diffuse une lueur d’abord vacillante qui devient flamboyance au fur et à mesure que le roman se déploie. Alors qu’elle n’est qu’objet de discours, elle apparaît comme le personnage central, qui progressivement, par sa grâce et sa douceur toujours érotisées, éloigne les ombres de ce sombre royaume et ramène Veit à la vie.

Arno Geiger, Le grand royaume des ombres

Arno Geiger © Francesca Mantovani/Gallimard

Arno Geiger, par la succession de chapitres relativement courts, donne la parole, par le biais de lettres essentiellement, ou de notes prises au fil des pensées (c’est le cas de Veit Kolbe), à différents personnages qui éclairent tour à tour la réalité d’une guerre qui n’en finit pas. Certains discours sont marqués par leur trivialité et leur ton moralisateur, ce sont les lettres des mères inquiètes au sujet de la vertu de leurs filles notamment ; d’autres, au contraire, laissent s’exprimer l’amour et le désir ; d’autres encore, l’inquiétude la plus vive, comme les lettres d’Oskar Meyer qui a choisi d’émigrer à Budapest, pensant sauver ainsi sa famille du sort funeste promis à ses semblables et à lui-même, qu’il veut considérer comme de folles rumeurs. Tous ces personnages, qu’ils s’expriment à la première personne ou qu’ils soient décrits par les épistoliers, rendent compte, parfois à leur insu, de ce point de bascule où la défaite est quasiment certaine, mais où elle n’a pas encore eu lieu, de ce moment d’équilibre instable du monde où la pourriture est déjà partout, mais où l’on ne peut pas encore s’en débarrasser.

Toute l’atmosphère du roman est marquée d’une forme d’étrangeté qui flirte avec l’irréalité alors même que la réalité de la guerre se fait entendre à chaque page, en sourdine mais inlassablement. La délicatesse et la subtilité d’Arno Geiger donnent au roman toute sa singularité. L’auteur parvient à faire entendre une large variété de sentiments et de sensations intimes, inscrits dans la Seconde Guerre mondiale, dans un récit qui ressemble parfois à un conte, avec son lot d’inquiétude et de magie. On est frappé par la profondeur du malaise de Veit qui ne se remet pas d’avoir vu sa jeunesse lui être volée par la guerre et un régime qu’il abhorre. Le sentiment de disparition est omniprésent, depuis celle d’une sœur perdue à jamais jusqu’à celle de tout un pan de vie dont il est privé à jamais, disparition redoublée par celle d’une des jeunes filles du camp, laissant planer un mystère sourd.

Alors que ces discours se croisent sans jamais parvenir à véritablement atteindre leurs destinataires, les personnages étant murés dans des solitudes quasiment infranchissables, la nature et l’enfance sont des voies de rédemption par le biais de l’amour et de l’amitié. C’est le vol d’une mésange qui rend à Margot son sourire, ce sont les premiers pas du petit enfant avec qui une filiation se tisse, par la multiplication d’expériences presque infimes, qui provoquent cet « éblouissement » de Veit. S’il a bien laissé « indissolublement quelque chose » de lui dans la guerre, tout comme la guerre a laissé en lui son empreinte, l’humanité est bel et bien là, nichée au fond de lui, et elle affleure quoi qu’il arrive.

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