Enfances chinoises à New York

Dans Âpre cœur, la romancière américaine d’origine chinoise Jenny Zhang campe dans New York les histoires de sept jeunes filles d’origine chinoise toutes âgées de 7 à 9 ans. Jenny Zhang façonne une langue de l’enfance, immédiate et crue, accordée aux regards tendres et explosifs de Christina, Lucy, Frangie, Annie et les autres.


Jenny Zhang, Âpre cœur. Trad. de l’anglais par Santiago Artozqui. Philippe Picquier, 380 p., 22 €


Le premier récit d’Âpre cœur, « Crispina, on t’aime », laisse entrevoir l’incandescence qui se déploie ensuite dans toutes les histoires du roman de Jenny Zhang. Christina, atteinte d’eczéma, passe ses nuits à se gratter : « ma peau me grattait comme s’il y avait des petites fourmis armées de brindilles enflammées qui faisaient la roue et des triples saltos partout sur mon corps ». Sa peau brûle et se consume, tandis que Christina et sa famille récemment arrivée à New York partagent une chambre surpeuplée avec d’autres familles d’émigrés chinois. La peau de Christina, creusée de trous, grattée jusqu’au sang, comme envahie par des corps étrangers, n’est plus étanche. Les histoires des autres, leur proximité physique, la traversent, jusqu’à lui faire perdre ses propres limites : « c’est pour ça que j’aimais tant dormir entre mes parents — j’avais besoin d’être entourée par leur chair afin de pouvoir me matérialiser ». Cette perméabilité et cette remise en question des frontières, incarnées là dans l’histoire du corps de Christina, parcourent et tissent un fil commun et particulièrement fort entre toutes les histoires d’Âpre cœur. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de retrouver le personnage de Christina à la fin du roman.

Jenny Zhang, Âpre cœur

Les sept jeunes filles d’Âpre cœur ont en effet toutes des parents chinois qui ont décidé de s’installer à New York. Si elles se croisent sans forcément se connaître, toutes racontent une histoire de franchissement de frontières, de séparation avec la Chine et de ruptures familiales. Les douleurs singulières se succèdent dans Âpre cœur avec une vivacité étonnante. Les parents de Christina, criblés de dettes, sans logement, demandent de l’aide auprès de leurs parents restés à Shanghai qui leur proposent d’accueillir leur petite fille pour un an. Une page saisissante, emplie des « Non » répétés et pleurés de Christina, donne voix à son refus d’une séparation pourtant inéluctable. On comprend ainsi la douleur d’un enfant devant la rupture, à l’image encore de l’histoire de Jenny, qui part faire ses études en Californie et qui quitte sa famille, son frère adoré notamment. Jenny Zhang, dont on imagine les liens autobiographiques avec ce personnage en particulier, décrit avec justesse les coups de téléphone qui tentent en vain d’effacer la distance, les larmes au bout du fil, et les difficultés à parler et à exprimer les émotions :

« Je t’ai manqué ? lui ai-je demandé pendant nos cinq minutes.

– Ouais, genre, mais parfois, je t’oublie.

– Moi, je ne t’oublie jamais.

– Tu veux parler à maman ? »

Jenny Zhang instille à ses récits, pour lesquels le terme anglais de « stories » conviendrait presque mieux que celui de « roman », un rythme vif et entraînant. Les histoires sont courtes, comme fragmentées, resserrées autour des événements les plus intenses. Les dialogues, tranchés, coupés net, brisent toute pesanteur dans la narration et animent avec vivacité une satire sociale et politique. Les voix de chaque petite fille trouvent une force particulière dans ces conversations à bâtons rompus. La scène décrivant une scène de karaoké pour l’anniversaire d’Annie dans « Nos mères avant eux » est étourdissante : « ‟À partir d’aujourd’hui, on n’acceptera [— —] souffrir.” Ma mère chantait les yeux fermés, elle n’avait pas besoin de lire les paroles à l’écran. Mon père, de son côté, titubait de plus en plus près de la télé. ‟Mari et femme rentrent ensemble chez eux.” ‟Tu travailles aux champs et je tisse l’étoffe.” »  Les paroles interrompues de la chanson se mêlent aux dialogues entre les parents d’Annie, auxquels s’ajoutent les invités qui les interrompent, hurlent et dansent à leur tour. Jenny Zhang parvient à traduire une euphorie mêlée de nostalgie, où le chinois se mêle à l’anglais et où les cris et les rires se mêlent aux larmes. Cette fête, temps du mélange des genres, des générations et des émotions, est aussi le moment où les invités questionnent Annie sur ses souvenirs, ravivant la séparation d’avec sa mère. « Et entre ta mère et ton père ? Qui est-ce que tu aimes le plus ? » Les questions fusent et ce moment de fête d’anniversaire se transforme en un moment de mémoire.

Jenny Zhang, Âpre cœur

Jenny Zhang © Olivier Dion

Chaque histoire d’Âpre cœur révèle un passé enfoui. Au-delà des séparations familiales, des allers et retours douloureux entre les uns et les autres, Jenny Zhang dévoile avec finesse les strates politiques qui sous-tendent ces vies. Dans le récit d’Annie, c’est l’histoire abominable de l’institutrice du village de son oncle, accusée sans preuve, torturée, puis libérée, qui ressurgit : « Ordure bourgeoise. Dis-le. Dis que tu es une ordure bourgeoise. Dis que tu as toujours été une de la graine de contre-révolutionnaire révisionniste bouseuse et que tu mérites d’être battue comme plâtre. » Les paroles des enfants qui la torturent sont retranscrites dans toute leur brutalité. La violence du maoïsme s’installe dans le roman dans une forme d’immédiateté et d’éclat permise par le point de vue interne des narratrices. Ainsi, lorsque la narratrice du récit « Mes jours et mes nuits de terreur » révèle à son père qu’elle fait chaque soir des petites prières où elle invoque Dieu : « Il postillonnait comme lorsqu’il s’engueulait avec ma mère. ‟Le grand-père de ta mère a été torturé. Il était où, Dieu, à ce moment-là ? Il était où, Dieu, quand ils étaient en train de torturer ce pauvre homme ?” »  Le dévoilement du rituel de l’enfant avant de dormir se transforme soudain en un instant de révélation d’un passé enfoui. La torture qui, en chinois, « sonne comme le mot qui veut dire haricot » fait irruption dans la vie des narratrices, bouleversant leurs récits d’elles-mêmes, leurs propres romans familiaux.

Cette violence politique s’accorde dans Âpre cœur à celle des enfants et de leurs relations amicales, amoureuses ou familiales. Pour la faire vivre dans toute son ambiguïté et toute sa force, Jenny Zhang façonne une langue à la fois brutale et musicale, dont la traduction en français par Santiago Artozqui laisse entendre la complexité.  On y entend les maladresses des enfants, une forme de noirceur, mais aussi les heurts et les douleurs du changement de langue : « Branleuse d’enfoirée de suceuse de bites d’étron dilatateur de trou du cul de corne à couilles puante de chatte pelée de connasse de merde ! J’ai appris cette langue il y a deux ans, tu comprends ça ? Quand je rentre chez moi, je ne dis pas ‟Maman, j’suis rentrée !”, je dis ‟Wo hui lai le ma ma” ». Langue du corps, de l’enfance, des effusions d’amour ou de haine, la langue d’Âpre cœur est combative. Christina, Lucy, Frangie ou Annie semblent ainsi s’affranchir, par les mots, de leur passé, de leur famille et de leur classe sociale, mais aussi du racisme et du sexisme dont elles sont victimes. Recueil de voix de jeunes filles en lutte, Âpre cœur fait résonner une polyphonie vocale et spatiale enivrante.

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